État-providence
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L'État-providence (ou État-social en Suisse[1]) est une forme de politique adoptée par certains États qui se dotent de larges compétences réglementaires, économiques et sociales en vue d'assurer une panoplie plus ou moins étendue de dépenses sociales au bénéfice de leurs citoyens. L'élément central de l’État-providence sont les assurances sociales qui résultent d'une socialisation des risques au travers de l'assurance chômage, de l'assurance maladie, de l'assurance contre les risques au travail et de l'assurance retraite. Plus spécifiquement, l’État-providence passe aussi par des politiques ciblées de soutien aux familles, aux handicapés ou aux nécessiteux.
Cette forme d'État s'oppose à la conception libérale d'un État limité à des fonctions d'ordre public et de sécurité et qui favorise l'individualisation des risques au nom de la responsabilité individuelle.
Historiquement, différentes formes d'État-providence se mettent en place en Europe à des périodes différentes et selon des modalités distinctes. Pour rendre compte de cette pluralité, trois trajectoires historiques principales sont retenues pour décrire et caractériser les racines, les évolutions à partir des principes initiaux, et finalement la diversité des modèles d'État-providence contemporains.
- En France, l'expression « État-providence » est forgée sous le Second Empire par des républicains français qui critiquent le cadre individualiste de lois comme la loi Le Chapelier[2] (interdisant les groupements professionnels ou ouvriers) et veulent promouvoir un « État social » se préoccupant davantage de l'intérêt de chaque citoyen et de l'intérêt général. Selon d'autres, l'expression aurait été employée pour la première fois par le député Émile Ollivier[3] en 1864, pour ironiser et dévaloriser la capacité de l'État à mettre en place un système de solidarité national plus efficace que les structures de solidarité traditionnelles. D'après le juriste Alain Supiot, la formule « État-providence » est d'origine catholique : elle serait issue de la nouvelle doctrine sociale de l'Église, formalisée par le pape Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum publiée le 15 mai 1891, dans laquelle on trouve une légitimation explicite de la tutelle publique sur la sphère économique[4]. Mais, comme le relève à sa suite Pierre Legendre, « la traduction française de cette encyclique ne parlait plus de Providence ! », ce que cet auteur considère comme un « bel exemple de censure à méditer en France »[5].
- L'État-providence selon le modèle bismarckien, fondé en Allemagne par les lois de 1880, repose sur le mécanisme des assurances sociales, dans lequel les prestations sont la contrepartie de cotisations (il y a prévention du risque maladie, vieillesse et accident du travail pour les actifs uniquement) ; le terme « Wohlfahrtsstaat » est utilisé par les « socialistes de la chaire » (universitaires) pour décrire un système qui annonce les politiques « bismarckiennes » en matière sociale[6].
- L'État-providence selon le modèle beveridgien, qui naît au Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale, est financé par l'impôt et fournit des prestations uniformes à tous les membres de la société, les prestations ne fournissant en général que des minima assez bas[7] ; l'expression « welfare state » (littéralement : « État du bien-être »), forgée dans les années 1940, coïncide avec l'émergence des politiques keynésiennes d'après-guerre. L'expression « welfare state », qui voulait frapper les esprits en s'opposant au « warfare state » de l'Allemagne nazie, aurait été créée par William Temple, archevêque de Cantorbéry.
L'État-providence selon le modèle français d'après-guerre combine les deux modèles précédents et occupe une position originale et intermédiaire entre ces deux modèles. Dans ce modèle intermédiaire, l'État-providence poursuit un double objectif :
- la protection sociale, sorte d'assurance contre les risques et aléas de la vie ;
- une aide sociale et une justice sociale, via certains mécanismes complexes de redistribution des richesses.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux courants humanistes font valoir « des droits de l'Homme sur le revenu national, reposant sur trois notions : les besoins de l'Homme en tant qu'être humain (sécurité sociale), en tant qu'être producteur (partage équitable entre travail, entrepreneur et capitaliste), en tant qu'être familial (allocations familiales) »[8]. Ces objectifs sont poursuivis par un double dispositif : un système d'assurance offert par la sécurité sociale et un système d'assistance offert par l'aide sociale. Sécurité sociale et aide sociale sont établies en vue d'une indemnisation, par les administrations publiques, des citoyens victimes des aléas de la vie (comme le chômage, la maladie, les accidents, la vieillesse, le décès d'un parent pour un mineur, etc.). L'objectif est d'apporter un minimum de ressources ainsi que l'accès aux besoins essentiels (éducation, eau, nourriture, hygiène) à tous les citoyens hors situations de catastrophe, guerre ou calamité (qui relèvent, elles, de la sécurité civile).
Selon Pierre Rosanvallon, l'État-Providence repose sur la notion de contrat social, telle qu'elle a été mise en place à la Révolution en France[9].
En revanche, selon l'historien Robert Paxton, l'État-providence est fondamentalement antirévolutionnaire. Les dispositions de l'État-providence ont en effet été initialement adoptées par les monarchistes à la fin du XIXe siècle, puis par les fascistes au XXe siècle, afin de détourner les travailleurs des syndicats et du socialisme. La gauche radicale, elle, y était opposée. Il rappelle ainsi que l'État-providence allemand a été mis en place dans les années 1880 par le chancelier Bismarck, qui venait de fermer 45 journaux et d'adopter des lois interdisant le Parti socialiste allemand et les réunions syndicales. Une version similaire de l'État-providence a été mise en place par le comte Eduard von Taaffe dans l'Empire austro-hongrois quelques années plus tard. « Toutes les dictatures européennes du XXe siècle modernes, tant fascistes qu'autoritaires, étaient des États-providence », écrit-il. « De fait, ils ont tous fourni des soins médicaux, les retraites, le logement abordable et le transport de masse, afin de maintenir la productivité, l'unité nationale et la paix sociale[10][source insuffisante]. »
Toujours d'après Paxton, les marxistes européens étaient opposés aux mesures de protection sociale ponctuelles, car elles sont susceptibles de diluer le militantisme ouvrier sans rien changer de fondamental à la répartition des richesses et du pouvoir (comme par exemple Rosa Luxemburg[11]). Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, quand ils ont abandonné le marxisme (en 1959 en Allemagne de l'Ouest, par exemple), que les partis socialistes d'Europe continentale et les syndicats ont finalement adopté l'État-providence comme leur but.
Daniel Cohen[12] pointe l'évolution généralement observée du rôle de l'État depuis la Révolution industrielle, soit un lent passage d'un statut d'« État-gendarme » à celui d'« État-providence ». Selon Matériaux pour une comparaison internationale des dépenses publiques en longue période[13], on constate les données suivantes de répartition des dépenses publiques en pourcentage selon les quatre grandes catégories (Politique/Économie/Social/Dette) définies par cette étude :
Domaine | 1872 | 1912 | 1920 | 1930 | 1938 | 1950 | 1960 | 1970 | 1980 |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Politique | 46,5 | 55,3 | 56,8 | 55,1 | 56,7 | 37 | 49,7 | 38,8 | 38,8 |
Économique | 7,3 | 11,1 | 12,3 | 7,6 | 8,2 | 30,3 | 14,8 | 20,1 | 15,2 |
Social | 4,7 | 14,2 | 7,8 | 13,9 | 15,9 | 28,6 | 31,2 | 37,2 | 45,2 |
Dette | 41,5 | 19,4 | 23,1 | 23,4 | 18,2 | 4,1 | 4,3 | 3,9 | 4,2 |
Total (% du PIB) | 11 | 12,8 | 32,8 | 21,9 | 26,5 | 41,1 | 38,6[14] | 40,1 | 48,3 |
Domaine | 1881 | 1910 | 1925 | 1930 | 1938 | 1950 | 1960 | 1970 | 1980 |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Politique | 70,6 | 49,6 | 24,3 | 19,9 | 23,2 | 31,5 | 18,9 | 17,5 | |
Économique | 16,6 | 21,8 | 8,1 | 7,7 | 9,6 | 15,6 | 13,4 | 10,1 | |
Social | 7,7 | 22,6 | 67,1 | 70,5 | 65,6 | 50 | 65,5 | 68,9 | |
Dette | 5,2 | 6 | 0,4 | 1,9 | 1,6 | 2,0 | 2,3 | 3,5 | |
Total (% du PIB) | 6,7 | 12,1[15] | 30,3 | 43,1 | 48,2 | 41,8 | 32[16] | 37,6 | 46,9 |
Domaine | 1872 | 1912 | 1920 | 1930 | 1938 | 1950 | 1960 | 1970 | 1980 |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Politique | 46,2 | 36 | 36,3 | 30,3 | 70,6[17] | 54,8[17] | 34 | 25,8 | |
Économique | 20,1 | 20 | 19,3 | 27,8 | 9,9 | 13,2 | 12,0 | 9,2 | |
Social | 27,4 | 27,5 | 32,2 | 32 | 19,4 | 32 | 47,2 | 57,4 | |
Dette | 6,2 | 16,6 | 12,1 | 9,9 | 6,8 | ||||
Total (% du PIB)[18] | 4,5 | 8 | 11,1 | 18,5 | 17,8 | 26,8 | 27,8 | 32,2 | 33,2 |
L'historien Lucien Febvre, interrogé dans les années cinquante sur l'évènement le plus important de ce siècle, répondait : « la disparition des rentiers ».
C'est à cela que fait référence le commentaire de Daniel Cohen : « Leur revenu correspondait au début du siècle à 30 % environ du PIB, et c'est en quelques pour-cent qu'il faudrait le mesurer aujourd'hui. À l'inverse, les dépenses sociales de l'État représentaient quelques pour-cent au début du siècle, elles représentent près de 30 % aujourd'hui. Les rentiers d'hier sont devenus les retraités et autres bénéficiaires de l'État-providence d'aujourd'hui. L'écart entre les deux a un nom : la démocratie, qui donne au plus grand nombre ce qui était réservé à quelques-uns. Et comme nous voudrions le montrer à présent, la rupture historique introduite par Beveridge (par le keynésianisme) est moins fondamentale qu'il n'est généralement admis. C'est le XXe siècle tout entier (et pas seulement les années d'après-guerre) qui porte témoignage de la « grande transformation » de la société vers l'État-Providence[19]. »
Typologie duale
Il est fréquent de définir classiquement l'État-providence en opposant deux grands modèles d'État-providence : l'État-providence bismarckien, fondé en Allemagne par les lois de 1880, et l'État-providence beveridgien, qui, basé sur le rapport Social insurance and allied services de 1942 (dit Rapport Beveridge), naît au Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale. Le premier est fondé sur le mécanisme des assurances sociales, dans lequel les prestations sont la contrepartie de cotisations, tandis que le second, financé par l'impôt, fournit des prestations uniformes à tous les membres de la société[7].
Beveridgien | Bismarckien | |
---|---|---|
Objectifs de l'État-providence | Répondre gratuitement aux risques de la vie | Compenser la perte de revenu |
Conditions d'accès aux prestations | Être dans le besoin | Avoir cotisé |
Financement | Impôt pour tous | Cotisations en fonction du revenu |
Type de redistribution (cf. plus loin) | Verticale | Horizontale |
Cependant, cette présentation demeure simplificatrice : elle enferme la description des modèles d'État-providence dans leur situation initiale et peine à rendre compte de leur évolution ultérieure. Ainsi, si le modèle beveridgien met en place une protection universelle, fondée sur la citoyenneté, les prestations initialement fournies sont ultra-minimales. C'est pourquoi, selon Pierre Rosanvallon, « il a ainsi progressivement fallu mettre en place en Grande-Bretagne tout un ensemble d'allocations complémentaires d'assistance, non universalistes, elles, pour rendre viable le système »[7].
Typologie ternaire
La définition proposée par Gøsta Esping-Andersen[20] est beaucoup plus fine et permet de mieux percevoir la complexité de la question.
Pour lui, l'État-providence ne peut pas se définir seulement par les droits sociaux qu'il accorde aux citoyens, il faut également tenir compte de deux autres éléments : « la manière dont les activités de l'État sont coordonnées avec les rôles du marché et de la famille dans la prévoyance sociale »[21]. À partir de ce constat et de trois indicateurs[22], trois grands régimes d'État-providence se distinguent selon trois critères :
- le degré de « dé-marchandisation » des sociétés ;
- le degré de stratification sociale (c'est-à-dire l'impact des États-providence sur les hiérarchies sociales et sur les inégalités issues du marché) ;
- la place relative accordée à la sphère publique et à la sphère privée.
Ceci débouche sur une typologie des États-providence « qui constitue aujourd'hui la pierre de touche de la recherche comparative internationale »[23].
- Un « Welfare State libéral », où l'État n'intervient qu'en dernier recours et cherche à contraindre les individus vers un retour rapide sur le marché du travail : le rôle principal revient aux mécanismes de marché, l'État devant limiter pour l'essentiel sa protection aux plus faibles[24]. Les pays archétypes de ce modèle sont le Canada, les États-Unis et l'Australie. Merriem[24] hésite à classer le Royaume-Uni dans ce modèle.
- Un « modèle conservateur-corporatiste » basé sur le modèle bismarckien où la qualité de la protection sociale dépend de la profession et des revenus, selon une logique d'assurance ; c'est-à-dire un modèle d'assurance sociale obligatoire généralisée adossé au travail salarié[24]. Dans ce système, les revenus des salariés sont partiellement maintenus en cas d'accident, de maladie, de chômage ou lorsque vient l'âge de la retraite. Il y coexiste différents régimes de sécurité sociale et la redistribution est relativement faible. Pour Esping-Andersen[25], ces régimes sont modelés par l'État « toujours prêt à se substituer au marché en tant que pourvoyeur de bien-être » et par l'Église soucieuse de défendre des valeurs familiales traditionnelles. Pour cet auteur[26], l'établissement de droits sociaux par les conservateurs se comprend pour partie par une volonté de maintenir les hiérarchies anciennes menacées par le libéralisme, la démocratie et le capitalisme (du moins certaines de ses formes). Esping-Andersen[27], reprenant sur ce point d'autres travaux, estime que l'Allemagne de Bismarck ou l'Autriche, par le biais des fonds de retraite, ont fait émerger des classes spéciales telles que les fonctionnaires ou les travailleurs de « condition plus élevée » avec une probable intention « de récompenser, ou peut-être garantir, une loyauté et un asservissement ». Les pays emblématiques de ce modèle sont : l'Autriche, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique et la France. Le classement de cette dernière dans cette catégorie fait cependant l'objet de débats[28].
- Un « régime social-démocrate » qui, au contraire du régime conservateur, vise à renforcer la possibilité d'une indépendance individuelle et dont la spécificité la plus frappante est peut-être sa fusion entre protection sociale et travail[29]. Gøsta Esping-Andersen[30] écrit : « L'idéal n'est pas de maximiser la dépendance à la famille mais de renforcer la possibilité d'une indépendance individuelle ». En ce sens, le modèle est une fusion particulière du libéralisme et du socialisme. La protection sociale et les diverses prestations sont universelles, ne dépendent pas des revenus et profitent tout autant aux pauvres qu'aux riches. Ce régime est plus opposé au précédent conservateur-corporatiste qu'au modèle libéral. Pour assurer un niveau élevé de protection sociale et une offre importante de services sociaux, il doit viser le plein emploi qui minimise les coûts et augmente les revenus de l'État. Les principaux pays qui se rapprochent de ce modèle : Danemark, Finlande, Pays-Bas, Norvège et Suède. Très souvent, ces pays ont adopté de fortes politiques d'investissement dans la recherche et développement et cherchent à renforcer leur place dans la compétition mondiale.
Critère | Libéralisme | Social-démocrate | Conservateur-corporatisme |
---|---|---|---|
Pays d'origine | États-Unis | Royaume-Uni (1) Suède (2) | Allemagne |
Pays impliqués | Japon (paternalisme libéral) | (1) Irlande, Europe du Sud (a), (2) Pays nordiques | Autriche, Benelux, France |
Référence historique | Roosevelt (1935), Johnson (1965) | Beveridge (1945) | Bismarck (1883–1889) |
Principe | Subsidiarité et sélectivité | Universalité | Contributivité |
Règles d'attribution | La pauvreté et le «mérite» | La citoyenneté ou la résidence | L'emploi, le statut + ayants droit |
Nature de la prestation | Minimum vital sous conditions de ressources (seuil de pauvreté) et d'incapacité au travail, Workfare | Services sociaux gratuits (Sce national de Santé), Prestations en espèces forfaitaires faibles (1), Prestations forfaitaires élevées (2) | Revenu de remplacement (proportionnels à durée et montant cotisé), « filet de sécurité » hors assurance sociale |
Mode de financement | Impôts + dons | Impôts dominants | Cotisations sociales salariées et employeur |
Mode de gestion | État et organisations caritatives | État (1), État et collectivités (2) | Partenaires sociaux |
Conséquence sociétale | Dualisme entre les «démunis assistés» et les « privilégiés auto-protégés» + position intermédiaire des classes moyennes | Abolition de la misère (1), Une grande classe moyenne (2) | Fragmentation du monde du travail (conservation des statuts) |
(Source : Économie de la protection sociale, Gilles Caire, op. cit.)
(a) : Les pays de l'Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie, Portugal) sont parfois présentés comme la « quatrième famille » de l'Europe de la protection sociale, car ils allient un service national de santé universel (mis en place entre 1975 et 1985) à un système de garantie de revenu plutôt bismarckien et très inégalitaire selon la profession. De plus une partie beaucoup plus importante qu'ailleurs des dépenses sociales est consacrée aux retraites.