Armée russe dans les guerres de la Révolution et de l'Empire
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L'armée russe dans les guerres de la Révolution et de l'Empire est un des principaux belligérants des guerres européennes entre 1792 et 1815. Héritière de l'organisation administrative et militaire de Pierre le Grand et Catherine II, engagée dans la guerre russo-turque et les partages de la Pologne, l'armée russe est recrutée par conscription en grande partie parmi des serfs sans instruction ; elle compte aussi beaucoup de cosaques et autres irréguliers. Son encadrement, issu de la noblesse russe, est inégal mais son efficacité tend à s'accroître au cours de la période. La Russie se tient à l'écart des guerres de la Première Coalition (1792-1797) mais, sous Paul Ier, s'engage dans la Deuxième Coalition en 1798-1799 et affronte la République française en Hollande, en Italie et en Méditerranée. Brièvement alliée de la France à la fin du règne de Paul Ier, la Russie redevient son principal adversaire continental sous son fils Alexandre Ier qui se joint à l'Autriche dans la Troisième Coalition (1805) puis à la Prusse dans la Quatrième Coalition (1806-1807) contre l'Empire français de Napoléon Ier : lourdement battue à Austerlitz et à Friedland, la Russie joue de nouveau la carte de l'alliance française après les traités de Tilsit, termine à son avantage la guerre russo-turque et profite de ce délai pour réorganiser et renforcer son armée afin de la mettre à égalité avec la Grande Armée napoléonienne. La campagne de Russie de 1812, appelée « guerre patriotique » par les Russes, mobilise les plus grands effectifs jamais vus dans une guerre européenne : Napoléon avance jusqu'à Moscou sans pouvoir forcer la capitulation de la Russie. Après des pertes énormes dans les deux camps, la contre-offensive russe permet à l'armée du tsar, alliée à la Prusse puis à l'Autriche et aux autres États allemands avec le soutien du Royaume-Uni, de remporter la campagne d'Allemagne en 1813 et celle de France en 1814. Alexandre, grand vainqueur de la guerre avec une armée supérieure à toutes les autres forces du continent, fait figure d'arbitre de l'Europe au congrès de Vienne en 1815.
Le règne d'« absolutisme éclairé » de Catherine II, de 1762 à 1796, est marqué par un travail de rationalisation administrative inspiré de la philosophie des Lumières : division homogène du territoire en 50 gouvernements de ressources comparables, avec une population de 300 000 à 400 000 habitants, divisés en districts de 20 000 à 30 000 habitants ; la noblesse est représentée dans les conseils de gouvernement et de district et à la bourgeoisie dans les municipalités et les guildes de marchands ; ceux-ci sont divisés en trois classes selon leur richesse dont les deux classes les plus riches sont exemptées de conscription. L'abolition des douanes intérieures et des monopoles favorise un développement rapide de l'industrie et des échanges : le commerce extérieur décuple au cours du XVIIIe siècle, les exportations dépassant largement les importations. La noblesse est une classe héréditaire et en même temps assez ouverte car on peut y accéder en s'élevant dans la hiérarchie administrative et militaire[1]. Cet esprit d'innovation se retrouve dans l'organisation de l'armée : la seconde moitié du siècle est marquée par une profusion de réformes où des observateurs extérieurs comme le Français Gilbert Romme, dans un rapport secret au ministère français en 1780, ne voient parfois que confusion. Le règlement d'infanterie de 1763 permet à chaque colonel d'exercer et administrer son régiment à son gré, ce qui suscite la publication de brochures d'instruction comme Usages du service de Piotr Roumiantsev (1770), Règlement du régiment (1764-1765) et La science de la victoire (1795-1796) de Souvorov, Remarques sur le service de l'infanterie en général et chez les chasseurs à pied en particulier de Koutouzov (1780)[2].
Cependant, le même règlement donne au colonel un pouvoir illimité sur les finances de son régiment. Il est courant qu'il mente sur son effectif d'hommes et de chevaux, qu'il surfacture le fourrage et autres denrées pour empocher la différence[3]. Semion Vorontsov, en 1802, note avec indignation que les colonels détournent souvent la solde destinée à leurs hommes[4].
Selon le règlement établi par Pierre le Grand, tout noble apte au service doit, sous peine de déchéance et confiscation de ses biens, servir comme soldat à partir de l'âge de 13 ans, puis comme officier. Un noble ne peut devenir officier s'il n'a pas servi comme simple soldat dans la Garde impériale. Cependant, les familles influentes de la cour impériale n'ont pas trop de mal à tourner ces règles et à inscrire leur fils dans la Garde dès le plus jeune âge pour lui assurer une promotion plus rapide : le futur feld-maréchal Piotr Roumiantsev est ainsi enregistré à l'âge de 5 ans, Piotr DolgoroukovPiotr Dolgoroukov, enrôlé à deux mois et demi, devient capitaine à 15 ans et Major général à 21 ans[5]. L'obligation militaire pour les nobles est abolie par Pierre III en 1763 mais la carrière des armes reste la plus honorable pour les nobles ; le clientélisme et le népotisme entraînent une multiplication des postes surnuméraires : en 1782, 108 000 nobles servent dans l'armée ; le régiment Préobrajensky de la Garde compte 6 134 sous-officiers pour 3 502 soldats. Les officiers surnuméraires de la Garde peuvent être mutés dans les régiments réguliers, ce qui leur assure une promotion de deux rangs[6].
La Russie est en même temps une société féodale très inégalitaire où plus de la moitié des paysans sont réduits au servage. Les dépenses croissantes de la noblesse l'incitent à prélever une large part de la production céréalière pour l'exportation et à faire travailler les serfs dans l'industrie et les mines. Cette pression drastique entraîne des troubles qui culminent avec la grande révolte paysanne de 1773-1775 conduite par Emelian Pougatchev[1].
En 1795, selon les données du Collège de la guerre, l'armée russe compte 541 741 hommes plus 46 601 cosaques enregistrés et 100 000 hommes de cavalerie irrégulière qui peuvent être requis en temps de guerre. Elle est organisée en :
- 11 régiments de grenadiers de 4 075 hommes et trois régiments incomplets entre 1 000 et 3 000 hommes ;
- 51 régiments de fusiliers de 2 424 hommes, chacun comprenant deux compagnies de grenadiers ;
- 7 régiments de fusiliers sans grenadiers et un régiment de fusilier à 4 bataillons, comptant 4 143 hommes ;
- 12 bataillons de fusiliers de 1 019 hommes et un bataillon de 1 475 hommes ;
- 58 bataillons de garnison totalisant 82 393 hommes
- 9 corps de Jäger (chasseurs à pied) de 3 992 hommes et 3 corps de 2 994 hommes ;
- 4 régiments d'infanterie polonaise de 1 447 hommes chacun[7].
En septembre 1796, Catherine II est sur le point d'entrer en guerre contre la France républicaine : elle offre à la Grande-Bretagne d'envoyer un corps expéditionnaire de 60 000 hommes contre un subside de près de 8 millions livres et la cession de la Corse, alors occupée par les Anglais, mais la mort de l'impératrice en octobre annule ces préparatifs[8].
Un empereur pacifique et amateur de parades militaires
Son successeur Paul Ier, détesté par sa mère Catherine II qui a voulu le déshériter, s'empresse de liquider l'héritage maternel dès qu'il monte sur le trône en 1796. Les réformes militaires de Paul Ier (ru) sont radicales. Il limoge 7 feld-maréchaux, 300 généraux et plus de 2 000 officiers ; il supprime les états-majors. En même temps, il s'efforce de réduire la corruption dans l'armée, rétablit les peines infamantes contre les nobles, augmente la solde des soldats en échange d'une plus stricte obligation de présence[9]. Par une instruction de , il impose à toute l'armée le modèle de ses troupes personnelles, formées par lui dans son semi-exil de Gatchina : l'uniforme étroit et incommode avec sa mitre pointue, plus haute pour les grenadiers que pour les fusiliers, est imité de l'armée prussienne de Frédéric II, tout comme l'entraînement (drill) basé sur l'automatisme des mouvements et le pas de parade[7],[10]. Il fait rédiger par le général Fédor Rostopchine un règlement nouveau pour la cavalerie et l'infanterie en , un pour la marine en . Le feld-maréchal Alexandre Souvorov est un des rares officiers à oser manifester son mécontentement : « Les Russes ont toujours battu les Prussiens, que veut-on donc copier ? » ce qui lui vaut d'être démis de ses fonctions[11]. En 1797, le corps des officiers est ramené à 399 généraux, 297 colonels, 466 lieutenants-colonels et 1 654 majors[12]. Au début de son règne, Paul affiche une volonté de paix : il annule les préparatifs de Catherine pour se joindre à la Première Coalition contre la République française, fait rappeler la flotte russe de la mer du Nord et les troupes en expédition en Perse[13],[14].
La guerre contre la République
La politique de Paul bascule à nouveau lorsque le jeune général Napoléon Bonaparte, après avoir battu les Autrichiens en Italie et leur avoir dicté la paix de Campoformio, se lance en 1798 dans la campagne d’Égypte en occupant au passage l'île de Malte. Les chevaliers de Saint-Jean, propriétaires de l'île et qui, l'année précédente, avaient décerné à Paul le titre honorifique de protecteur de l'Ordre, vont implorer son aide et, avec le consentement tacite du pape Pie VI, l'élisent comme grand maître de l'Ordre. Paul se met alors à la tête d'une nouvelle coalition rassemblant la Russie orthodoxe, les monarchies catholiques et l'Empire ottoman musulman contre la France républicaine : le tsar espère à la fois s'imposer comme sauveur de l'Europe chrétienne et étendre l'influence russe en Méditerranée. Il forme un corps expéditionnaire aux côtés des Britanniques pour conquérir la République batave (Pays-Bas actuels), alliée de la France ; envoie la flotte de l'amiral Ouchakov pour une campagne méditerranéenne et l'armée du feld-maréchal Souvorov, tiré de sa retraite, en Italie[15]. Souvorov ne cache pas son mépris pour les uniformes de parade à la prussienne et réintroduit des uniformes russes plus fonctionnels, ce qui aboutit à des grands disparates de tenues selon les unités[10]. Les principes de Souvorov, publiés après sa mort dans L'Art de vaincre, montrent sa confiance dans les soldats et l'importance qu'il accorde à l'audace et à la rapidité[16]. Aimé de ses hommes, il peut se montrer impitoyable envers ses ennemis comme lors du massacre de Praga, en 1794, où il fait passer au fil de l'épée au moins 10 000 soldats et civils polonais[17].
Pendant l'expédition anglo-russe en Hollande, les Britanniques sont déroutés par le courage indiscipliné des soldats russes, qui attaquent prématurément et en désordre sous des officiers inattentifs, et par leurs habitudes de pillage : il leur arrive de revenir au camp chargés de beurre, de fromage et même de pendules. Plus tard, évacués vers l'Angleterre, on les voit boire l'huile de baleine des réverbères[8].
Ce premier contact avec l'armée russe laisse aussi une forte impression aux Français :
« Cet homme [Souvorov], comblé des faveurs de son maître, et revêtu des dignités et des principaux honneurs militaires de l'empire russe, vivait avec la simplicité d'un Tatare, et combattait avec la vivacité d'un Cosaque. Religieux jusqu'au fanatisme, il inspirait ce dernier sentiment aux soldats sous ses ordres. Sorti lui-même des derniers rangs de l'armée, il n'oubliait point cette origine. Le culte superstitieux qu'il affichait, et cette espèce de courage sauvage et féroce qu'il savait montrer dans l'occasion, l'avaient fait adorer des guerriers non moins farouches et fanatiques qu'il conduisait[18]. »
Cependant, les relations des Russes avec leurs alliés deviennent vite exécrables : l'armée de Souvorov, mal soutenue par les Autrichiens, traverse les Alpes mais arrive trop tard pour éviter le désastre de l'armée de Korsakov à la bataille de Zurich (25-), Ouchakov est au bord de la rupture avec l'amiral britannique Horatio Nelson qui lui dispute la possession de Malte tandis que l'expédition anglo-russe en Hollande tourne au fiasco par l'abandon des Britanniques (). Paul, dégoûté, décide de quitter la coalition[19].
Retournement d'alliance avec le Premier Consul
Le retour de Bonaparte et ses victoires sur les Autrichiens déclenchent une allégresse inattendue à la cour de Paul qui se réjouit ouvertement de l'humiliation de ses anciens alliés et devient un grand admirateur du Premier Consul : « Voyez comme l'on étrille les Autrichiens en Italie depuis que les Russes n'y sont plus ! » Bonaparte et son ministre des Affaires étrangères, Talleyrand, sentent que la Russie est mûre pour un basculement des alliances. Le , Bonaparte fait envoyer par Talleyrand une lettre adressée au vice-chancelier Nikita Petrovitch Panine. La France venait de négocier avec la Grande-Bretagne un échange de prisonniers mais les Britanniques avaient négligé d'y inclure les soldats russes capturés pendant l'expédition anglo-russe en Hollande où ils avaient couvert la retraite de leurs alliés. Bonaparte ordonne de libérer sans contrepartie les 6 000 Russes prisonniers en France : ils seront habillés et armés de neuf aux frais de la France et leurs drapeaux leur seront restitués[20].
Paul Ier est un souverain colérique, capricieux et qui, malgré sa haine du jacobinisme, bouscule durement les privilèges de la noblesse : ses ennemis s'efforceront de le faire passer pour fou. Cependant, sa politique extérieure ne manque pas de cohérence. Flatté par la conduite chevaleresque de Bonaparte, il envoie le général Georg Magnus Sprengtporten pour discuter d'une réconciliation et prendre réception des prisonniers de guerre libérés qu'il compte envoyer à Malte. Mais l'amiral britannique Nelson occupe Malte et refuse de la céder à la Russie. Le tsar en vient à penser que Bonaparte serait un meilleur allié que les Autrichiens et les Britanniques. Il entreprend de constituer une ligue du Nord avec la Suède, le Danemark et la Prusse pour contrer l'hégémonie maritime britannique dans la mer Baltique et prépare une expédition (en) en Inde pour en chasser la Compagnie britannique des Indes orientales. Ce projet trouve une fin soudaine quand Paul Ier est assassiné par une faction de nobles le [21]. L'armée russe commandée par l'ataman Vassili Orlov (en), forte de 22 000 hommes, essentiellement des cosaques, 44 000 chevaux et deux compagnies d'artillerie à cheval, approchait de la mer d'Aral quand elle reçoit son ordre de rappel[22].
Les incertitudes du début du règne
Le jeune empereur Alexandre Ier, qui succède à son père assassiné, veut éviter tout conflit qui compromettrait les intérêts de la Russie : il négocie un rapprochement avec les Britanniques et renonce au projet de ligue maritime du Nord. En même temps, il poursuit la politique d'entente avec la France avec qui il signe, le traité de Paris du 10 octobre 1801 assorti d'une convention secrète : chacune des puissances s'engage à n'apporter aucune aide aux ennemis intérieurs ou extérieurs de l'autre, la France reconnaît l'indépendance de la République des Sept-Îles (îles Ioniennes) et les deux puissances garantissent sa neutralité[23]. En même temps, Alexandre inaugure une politique d'amitié avec la Prusse de Frédéric-Guillaume III qu'il rencontre à Memel le . Il intervient dans les négociations du recès d'Empire, signé le , pour garantir les intérêts des princes allemands du Saint-Empire[24]. Il rappelle d'exil Alexis Araktcheïev, disgracié par Paul Ier, et le nomme grand maître de l'artillerie le . Araktcheïev entreprend de réorganiser l'artillerie et d'en faire une arme autonome, ce qui heurte les habitudes des commandants d'infanterie ; il crée des écoles d'artillerie pour les officiers et les soldats, ainsi qu'une revue spécialisée, le Journal de l'artillerie. Cependant, cette modernisation n'est pas encore terminée en 1812[25].
La signature d'un traité entre la France et l'Empire ottoman inquiète Alexandre qui cherche à renforcer sa position en Méditerranée. En , il envoie un renfort de 1 600 hommes aux îles Ioniennes ; en 1804, les Russes ont 11 000 soldats et 16 navires de guerre dans l'archipel. Dès l'hiver 1803-1804, les conseillers d'Alexandre discutent de la possibilité d'une reprise des hostilités contre la France. Les deux puissances sont encore rivales dans les Balkans où elles cherchent à tirer parti de la révolte des Serbes. L'affaire du duc d'Enghien, prince français soupçonné de conspirer avec les émigrés royalistes, enlevé par la police française sur les terres de l'Électorat de Bade et exécuté après un procès sommaire, entraîne un gel des relations entre la France et la Russie[26].
L'effectif de l'armée russe en temps de paix passe de 446 000 hommes en 1801 à 475 000 en 1805. Araktcheïev, nommé ministre de la Guerre le , impose une stricte discipline au corps des officiers et développe les services d'intendance, fournitures et munitions. Il transforme son domaine de Grouzino en colonie de paysans-soldats, modèle qui sera développé par Alexandre après 1815[27].