Averroès
philosophe, théologien islamique, juriste, mathématicien et médecin arabe (1126-1198) / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
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Ibn Rochd de Cordoue (en arabe : ابن رشد, Ibn Rushd?)[alpha 1], plus connu en Occident sous son nom latinisé d'Averroès [alpha 2][alpha 3], est un philosophe, théologien, juriste et médecin musulman andalou de langue arabe du XIIe siècle, né le à Cordoue en Andalousie et mort le à Marrakech au Maroc. Il exerce les fonctions de grand cadi (juge suprême) à Séville et à Cordoue, et de médecin privé des sultans almohades, à Marrakech, à une époque charnière où le pouvoir passe des Almoravides aux Almohades.
Ibn Rochd
ابن رشد
Naissance | |
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Décès | |
École/tradition | |
Principaux intérêts | |
Idées remarquables |
Unité de l'intellect séparé (voir monopsychisme) • fondation de la raison philosophique à partir de la Révélation |
Œuvres principales | |
Influencé par |
Platon et les néoplatoniciens • Aristote et ses commentateurs gréco-arabes • Avenzoar • Avempace • Ibn Tufayl. |
A influencé | |
Parentèle |
Ibn Ruchd al-Gadd (grand-père) |
Lecteur critique d'Al-Fârâbî, d'Al-Ghazâlî et d'Avicenne, il est considéré comme l'un des plus grands philosophes de la civilisation islamique, bien qu'il ait été accusé d'hérésie à la fin de sa vie et qu'il n'ait pas eu de postérité immédiate dans le monde musulman. Il n'a été redécouvert en Islam que lors de la Nahda au XIXe siècle, la Renaissance arabe, durant laquelle il inspire les courants rationalistes, réformateurs et émancipateurs. Dans son œuvre, Averroès a mis l'accent sur la nécessité pour les savants de pratiquer la philosophie et d'étudier la nature créée par Dieu. De ce fait, il pratique et recommande les sciences profanes, notamment la logique et la physique, en plus de la médecine.
Son œuvre a une grande importance en Europe occidentale, où il a influencé les philosophes médiévaux latins et juifs dits averroïstes, comme Siger de Brabant, Boèce de Dacie, Isaac Albalag et Moïse Narboni. À la Renaissance, sa philosophie est très étudiée à Padoue. De façon générale, il est estimé des scolastiques qui l'appellent le « Commentateur » du « Philosophe » (Aristote), pour lequel ils ont une vénération commune. En revanche, Thomas d'Aquin puis les néoplatoniciens de Florence lui reprochent de nier l'immortalité et la pensée de l'âme individuelle, au profit d'un Intellect unique pour tous les hommes, qui active en eux les idées intelligibles.
Les années de formation
Averroès naît en 1126 dans une grande famille de cadis (juges) de Cordoue de tradition malékite en Andalousie. Il est le petit-fils de Ibn Ruchd al-Gadd, grand cadi de Cordoue qui a écrit une vingtaine de volumes sur la jurisprudence islamique, encore disponibles à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc. Il naît dans une période troublée, marquée par le déclin des Almoravides dont son grand-père et son père sont proches et par la prise de pouvoir des Almohades. On sait cependant peu de choses sur sa jeunesse. Dominique Urvoy, un de ses biographes, affirme que de « son enfance on ne sait absolument rien »[U 2].
Il reçoit de maîtres particuliers une formation classique pour son époque et son milieu : étude, par cœur, du Coran, à laquelle s'ajoutent la grammaire, la poésie, la musique, des rudiments de calcul et l'apprentissage de l'écriture[U 3]. Puis, Averroès étudie avec son père le hadîth, la Tradition relative aux actes, paroles et attitudes du Prophète Mahomet et le fiqh, droit au sens musulman, selon lequel le religieux et le juridique ne se dissocient pas[U 4].
Les sciences et la philosophie ne sont abordées qu'après « une bonne formation religieuse »[U 5]. Urvoy rappelle qu'en Andalousie, un chirurgien du Xe siècle nommé Abû-l-Qâsim Al-Zahrawî préconisait l'étude des lettres (grammaire, poésie), après cette éducation religieuse[U 6]. Les sciences profanes devaient venir après. Il est possible qu'Averroès ait suivi un tel cursus. Il s'intéresse en amateur éclairé à la physique, la botanique, la zoologie, l'astronomie (pratiquant même l'observation directe dans ce domaine, mais ne découvrant rien de plus significatif que des détails). Concernant la médecine qu'il pratique en professionnel, la rencontre d'Avenzoar, de trente ans son aîné, est décisive. Averroès le considèrera toujours comme le plus grand médecin depuis Galien[U 7]. S'il pratique cet art, notamment en tant que médecin de la cour almohade, néanmoins il est plus intéressé par la théorie, les concepts de la médecine, que par l'exercice en lui-même de cette profession[U 8]. Il va surtout se distinguer par l'étude de la philosophie[U 9], une discipline négligée car suspectée d'éloigner de la Loi religieuse. Ce sont surtout les mathématiques et la médecine qui étaient étudiées dans l'Occident musulman, aux XIe et XIIe siècles, selon Urvoy[U 10].
La découverte d'Aristote
Averroès avait une bonne connaissance des textes d'Ibn Bâjja (connu en Occident sous son nom latin d'Avempace), un philosophe aristotélisant. C'est peut-être par l'intermédiaire d'Ibn Hârûn de Trujillo qu'Averroès découvre les œuvres aristotéliciennes d'Ibn Bâjja[U 11]. L'influence du maître de Saragosse sur son œuvre est patente : pour Ibn Bâjja, commentateur de l’Éthique à Nicomaque, le bonheur ici-bas est possible par le moyen de la connaissance acquise des intelligibles, en s'unissant avec l'Intellect agent[alpha 4], une idée qu'Averroès reprend. Il lui reprend également l'idée qui veut que « l'intellect humain constitue une unité, à laquelle les individus ne font que participer »[U 12]. On suppose que c'est par Ibn Bâjja, auquel il aurait eu accès par l'intermédiaire d'Ibn Hârûn, que le philosophe cordouan a été initié à l'aristotélisme. Tant Ibn Bâjja qu'Averroès seront considérés comme hérétiques par Ibn Khaqân et ses disciples[U 13].
Le calife Abu Yaqub Yusuf lui demande, en 1166, de résumer de façon pédagogique l'œuvre d'Aristote[U 14]. Cherchant à retrouver l'œuvre authentique, pour un meilleur apprentissage, Averroès utilise plusieurs traductions. En appliquant les principes de la pensée logique dont la non-contradiction, et en utilisant sa connaissance générale de l'œuvre, il décèle des erreurs de traduction, des lacunes et des rajouts. Il découvre ainsi la « critique interne »[U 15] et écrit trois types de commentaires : les Abrégés (jawâmi), les Moyens (talkhîs) et les Grands (tafsîr)[5]. Parmi les commentateurs médiévaux, il est celui qui cherche le plus à retrouver les vrais écrits d'Aristote. En effet, pour Averroès, le philosophe grec a découvert la vérité des choses et il ne s'agit que de la retrouver dans ses textes. Le Stagirite constitue le sommet de l'humanité, les Prophètes mis à part. Cette attitude est également celle d'Al-Fârâbî (872-950), un des maîtres philosophiques d'Averroès, et de Moïse Narboni (c. 1300-1362), un averroïste juif[6].
La période de maturité
Averroès est nommé grand cadi (juge suprême) à Séville en 1169, son premier poste officiel[U 16]. Il est alors partagé entre ses fonctions publiques et son travail de philosophe et de commentateur de l'ensemble de l'œuvre d'Aristote. Il occupe sa fonction pendant deux ans, puis rentre à Cordoue où un tremblement de terre se produit en 1171[U 17]. Averroès se consacre pendant huit ans à ses commentaires d'Aristote, puis redevient grand cadi de Séville en 1179. C'est aussi l'année pendant laquelle il écrit en son nom propre le Discours décisif, le Dévoilement des méthodes de démonstration des dogmes, et l’Incohérence de l'Incohérence, ouvrage dirigé contre la pensée d'Al-Ghazâlî, et spécialement son Incohérence des philosophes[U 18].
En 1179, il rencontre le futur soufi andalou Ibn Arabi, alors adolescent. Ce dernier mentionne Averroès parmi ses influences mais il en fait également la critique, préférant l'approche illuminative — l'expérience directe de l'amour de Dieu — à l'approche rationaliste (étude des « étants créés par Dieu ») qui est celle d'Averroès. Ibn Arabi assure avoir rencontré Averroès sous forme de vision ou d'apparition en 1199, un an après la mort du maître. La vision lui conseille par la suite de quitter l'Espagne[7].
Averroès, après avoir été grand cadi à Séville, est nommé grand cadi de Cordoue[U 19]. En 1182, s'ajoute à cette fonction officielle celle de médecin privé du sultan, à la suite d'Ibn Tufayl[U 20]. Le sultan est Abu Yaqub Yusuf à cette date (il meurt en 1184). Son fils Abu Yusuf Yaqub al-Mansur lui succède et maintient Averroès au poste de médecin personnel. Dominique Urvoy note qu'à cette époque, il écrit son commentaire de La République de Platon, faute de trouver le texte d'Aristote sur le même sujet, la Politique (qui n'a vraisemblablement pas été traduite en arabe au Moyen Âge).
Urvoy rappelle deux positions que développe Averroès dans son commentaire de Platon, le « bellicisme » et le « féminisme »[U 21]. En effet, le philosophe andalou soutient la nécessité de la guerre sainte ou djihad, sans y participer lui-même (en tant que personnalité intellectuelle retirée du front), et dans le même ouvrage l'égalité entre les sexes, la nécessité de ne pas cantonner les femmes aux rôles de la procréation, de l'allaitement et de l'éducation. Il soutient que les femmes devraient pouvoir travailler à l'instar des hommes, ce qui fait écho aux textes platoniciens sur la capacité des femmes à gouverner et à exercer les tâches habituelles des hommes[8],[9].
Une fin de vie difficile
Si la fin de sa vie est intellectuellement intense — il rédige alors les Grands Commentaires d'Aristote, et son traité sur le bonheur, intitulé Sur la béatitude de l'âme[U 22] — néanmoins il doit affronter des attaques contre sa philosophie et contre la philosophie en général.
En 1188-1189, les Almohades doivent faire face à des rébellions dans le Maghreb central et, en Espagne, à la reprise de la guerre contre les royaumes chrétiens. Le calife Abu Yusuf Yaqub al-Mansur fait alors interdire la philosophie, les études et les livres, tout comme il proscrit la vente du vin ainsi que les métiers de chanteur et de musicien[U 23]. À partir de 1195, Averroès, que le simple fait d'être philosophe rend suspect, est victime d'une campagne de diffamation qui vise à briser son prestige de grand cadi. Kurt Flasch, spécialiste d'Averroès, explique que des « pressions politiques » ont été exercées par le « parti de ceux qui craignaient Dieu » (les oulémas, des théologiens malikites) sur le calife Al-Mansur, afin que celui-ci abandonne son protégé[10].
Averroès est exposé et humilié dans la mosquée de Cordoue, avant d'être forcé de partir de sa ville natale. Il est exilé en 1197 à Lucena, une petite ville andalouse peuplée surtout de Juifs qui décline depuis que les Almohades ont interdit toute religion autre que l'islam[U 24]. Ses livres sont brûlés et lui-même est accusé d'hérésie, notent les spécialistes[11],[12]. Le poète Ibn Jubair est chargé d'écrire des épigrammes pour le discréditer pendant l'exil[U 25]. Il écrit, s'adressant à Averroès : « Tu as été traître à la religion »[13].
Selon Kurt Flasch, la conséquence du traitement subi par Averroès fut grave sur le monde arabe : ce dernier « perdit dès lors tout contact avec le progrès scientifique »[10].
Son exil dure un an et demi ; après quoi, il est rappelé au Maroc où il reçoit le pardon du sultan sans être pour autant rétabli dans ses fonctions officielles. Il meurt à Marrakech le 10 ou le sans avoir pu revenir dans son pays natal, l'Andalousie. La mort d'Al-Mansur peu de temps après marque le début du déclin de l'Empire almohade.
La transmission posthume de son œuvre
Si Averroès est l'un des plus grands penseurs de l'Al-Andalus (Espagne musulmane), à la fois médecin, théologien et philosophe, sa pensée qui montre que l'usage de la philosophie et de la logique démonstrative est recommandée par le Coran même, inquiète les musulmans traditionalistes tel le fondamentaliste Ibn Taymiyya, qui consacre une étude entière à démontrer le caractère impie de l'œuvre d'Averroès[14]. Aussi, une partie de celle-ci est brûlée chez les siens, et n'est conservée que par des traductions juives. Connue en Occident par l'intermédiaire des Juifs de Catalogne et d'Occitanie, son œuvre est intégrée dans la scolastique latine[U 25]. À son égard la scolastique a une attitude ambivalente : d'un côté Averroès est considéré comme le « Commentateur » par excellence d'Aristote ; d'un autre, il est portraituré comme : « fanatique, enragé, neurasthénique, [...] libertin » comme le rappelle Alain de Libera, un spécialiste de la philosophie médiévale[15]. Selon Rémi Brague, un médiéviste arabisant, on lui attribue à tort le Traité des trois imposteurs, un livre d'obédience athée qui affirme que les fondateurs des trois monothéismes sont des trompeurs et des manipulateurs, rédigé en réalité au XVIIe siècle[16]. Par exemple, dans le dictionnaire d'Éloy (1778), il est considéré comme « un raisonneur hardi et dangereux, qui sapait les fondements de toutes les religions »[17].
En Islam, Averroès, accusé d'hérésie, n'a pas de postérité. Il en est de même de la philosophie (falsafa) dans sa branche rationaliste (et non mystique, laquelle a une large postérité en Islam iranien). Mohammed Arkoun écrit qu'« au moment où Ibn Ruchd donnait de nouvelles possibilités de développement à un réalisme critique de type aristotélicien — apport qui fructifia uniquement en Occident chrétien — Suhrawardî (m. 1191) assurait, en Orient, le succès de la philosophie illuminative (Ichrâq) recueillie et continuée par les penseurs iraniens »[18]. Arkoun explique que la falsafa a toujours eu une existence précaire en terre d'Islam, spécialement au Moyen Âge, même si elle était objectivement bien représentée par des auteurs comme Al-Kindi (801-873) et Al-Fârâbî (872-950) avant Averroès. En effet, il lui est reproché de vouloir substituer la raison à la révélation et l'étude de la nature à l'étude des sciences religieuses. Par contre, selon Alain de Libera, Averroès est par ses commentaires d'Aristote « un des pères spirituels » de la pensée occidentale[19]. Selon Léon Gauthier, Averroès est le « père authentique d’une forme primitive de scolastique proprement musulmane bien que foncièrement philosophique » et l’ « ancêtre de la scolastique sous ses formes ultérieures, juive ou chrétienne, orthodoxe ou hétérodoxe[20][alpha 5]. » L'universitaire Majid Fakhry le décrit comme l'un des fondateurs de la laïcité en Europe de l'Ouest[22].
Ahmed Djebbar, historien des sciences et spécialiste de mathématiques arabes, soutient cependant que les chercheurs, notamment l'historien Pierre Guichard en France, ont réfuté la thèse des orientalistes selon laquelle Averroès n'aurait pas eu de postérité en Islam. En effet, Averroès a fondé une école en Al-Andalus et au Maroc, et ses livres sont passés de main en main jusqu'au XIVe siècle. Le mathématicien et juriste malikiste Ibn al-Banna se sert du commentaire d'Averroès à la Métaphysique d'Aristote pour justifier ses recherches mathématiques[23].
Averroès dans le contexte politico-religieux en Al-Andalus
Averroès est né à Cordoue, alors une ville de l'empire des Almoravides, une dynastie berbère sanhajienne qui a régné du XIe au XIIe siècle sur une confédération de tribus puis un empire englobant la Mauritanie, le Maroc, l'ouest de l'actuelle Algérie ainsi qu'une partie de la péninsule Ibérique (actuels Espagne, Gibraltar et Portugal). Le mouvement Almoravide est né vers 1040 sur l'île de Tidra parmi des Sanhadjas originaires de l'Adrar mauritanien et qui nomadisaient dans l'Ouest saharien entre le Sénégal et le Maroc[24],[25], sous l'impulsion du prédicateur malékite Abdullah Ibn Yassin et d'un chef local[24]. Un demi-siècle avant la naissance d'Averroès, ce royaume est en déclin comme le constate Ibn Bâjja, un philosophe de Saragosse qui dénonce leur goût du luxe[26].
Le mouvement religieux des Almohades est fondé vers 1120 à Tinmel par Mohammed ibn Toumert, appuyé par un groupe de tribus masmoudiennes du Haut Atlas marocain[27], principalement des Masmoudas. Ibn Toumert prône alors une réforme morale puritaine et se soulève contre les Almoravides au pouvoir à partir de son fief de Tinmel[28]. À la suite du décès d'Ibn Toumert vers 1130, Abd al-Mumin prend la relève, consolide sa position personnelle et instaure un pouvoir héréditaire, en s'appuyant sur les Koumyas de la région de Nedroma dans l'Ouest algérien ainsi que les Hilaliens[29]. Sous Abd al-Mumin, les Almohades renversent les Almoravides en 1147, puis conquièrent le Maghreb central hammadide, l'Ifriqiya (alors morcelée depuis la chute des Zirides) et les Taïfas. Ainsi, le Maghreb et l'al-Andalus sont entièrement sous domination almohade à partir de 1172.
Lors de la reddition de Cordoue aux Almohades, Averroès dut réciter une profession de foi, c'est-à-dire réciter une partie des écrits du fondateur du mouvement, le Mahdi Mohammed ibn Toumert[30]. Dans le ralliement d'Averroès, selon Urvoy, il ne s'est pas agi d'une adhésion forcée mais au contraire d'une adhésion « faite dans l'enthousiasme ». Il écrivit d'ailleurs deux ouvrages aujourd'hui perdus sur la doctrine almohade : un Commentaire sur la profession de foi de l'imâm mahdî et un Traité sur les modalités de son entrée dans l'état suprême, de son apprentissage en lui et des vertus de la science du mahdî[30]. La pensée d'Averroès de cette époque emprunte en effet à la doctrine théologique et juridique du Mahdi Ibn Toumert. Alors que pour Al-Ghazâlî, la parole de Dieu est première : « il n'y a pas d'explication après celle de Dieu », de sorte que la raison n'intervient qu'après la parole de Dieu ; au contraire, pour Ibn Toumert, la raison occupe une place plus importante. Par conséquent, selon Urvoy, alors qu'Ibn Toumert est proche de l'école théologique mutazilite rationalisante, Al-Ghazâlî, lui, est un asharite. Sur ce point, Averroès s'inscrit dans la tradition initiée par le Mahdi. Pour Urvoy[31], l'almohadisme fut pour Averroès « une excellente préparation à la réception des œuvres d'Ibn Bâjja, et par lui du péripatétisme ».
Contexte
Averroès, philosophe et médecin, est visiblement courtisé par les puissants qui veulent s'assurer les services d'un bon médecin, étant donné leur peur constante d'être assassinés par empoisonnement. Il est ainsi « médecin privé du sultan » à partir de 1182, succédant à Ibn Tufayl l'auteur du Philosophe autodidacte. Le XIIe siècle est celui de l'épanouissement des sciences naturelles en Al-Andalus, dont la médecine est le couronnement, alors qu'auparavant l'activité proprement scientifique (logique, mathématiques, physique, médecine) était plutôt rare dans cette région du monde, d'après Dominique Urvoy[U 26].
Il utilise la logique aristotélicienne pour organiser ses traités, faisant de la médecine une science davantage déductive qu'inductive, à rebours des praticiens de l'Antiquité. Ses travaux médicaux s'organisent en Commentaires de grands auteurs : petit commentaire (présentation, résumés, points importants), moyen (développement ou critique de points particuliers), grand (analyse d'ensemble approfondie) ; en Traités sur des sujets particuliers (la thériaque, les fièvres) ; enfin, ordonnés et synthétisés en Encyclopédie (Colliget).
La pensée médicale d'Averroès se situe au moins à deux niveaux. L'un de philosophie ou de théorie médicale, qui est celui de la définition et de la nature de la médecine et de ses rapports de vérité avec la philosophie naturelle (vérités « externes » de la médecine, sa place dans le monde). L'auteur de référence reste ici Aristote : sa logique, sa physique et sa métaphysique[32].
L'autre niveau est celui de la médecine « appliquée », dominée par l'articulation entre Aristote et Galien. En effet, dans sa Physique et ses traités sur le vivant[alpha 6], Aristote applique ses conceptions médicales (anatomie, physiologie) dont plusieurs sont divergentes de celles de Galien, garant et référent de la médecine. Ces divergences sont autant de difficultés à éclaircir (vérités « internes » à la médecine, sa doctrine propre)[33].
Ces problématiques sont d'autant plus difficiles que si Aristote est un philosophe féru de médecine, Galien, lui, est un médecin féru de philosophie. L'œuvre médicale d'Averroès va chercher à les résoudre, en poursuivant le chemin déjà parcouru par Al-Farabi, Rhazès et Avicenne.
Philosophie de la médecine
Le problème posé est celui du statut de la médecine, de ses critères de vérité, si elle est de l'ordre de la science (épistemè en grec ancien, scientia en latin) par connaissance des principes, ou si elle relève de la pratique artisanale (technè, ars). Jusque-là, le philosophe persan Al-Fârâbî avait réduit la médecine à une simple technique, à l'instar d'Aristote, tandis qu'Avicenne en avait fait une science dont les principes sont modifiables selon les besoins du traitement.
Averroès aboutit à une sorte de compromis. En médecine, il s'agit selon lui de raisonner à partir de principes généraux, et pas seulement de tâtonner au hasard des expériences particulières. Le critère de vérité se trouve d'abord dans les principes (logique et philosophie naturelle), puis dans la pratique (anatomie, thérapeutique). Il affirme ainsi la supériorité des principes sur la pratique concrète, comme Al-Fârâbî l'avait fait avant lui. Toutefois, à la différence d'Al-Fârâbî, il ne réduit pas la médecine à un simple art, une technè. Il précise :
« L'art de la médecine est un art opératoire tiré de principes vrais, où l'on recherche la conservation de la santé et l'éloignement de la maladie, car la fin de cet art n'est pas de guérir de manière absolue, mais d'envisager ce qui peut être fait, selon la mesure et le temps convenables et, ensuite, d'attendre la fin [recherchée] comme dans les arts de la navigation ou des armes. »
Comme tous les médecins médiévaux, Averroès a l'humilité de laisser la guérison à Dieu. Mais c'est cette définition (art opératoire tiré de principes vrais) qui sera retenue par l'Occident chrétien médiéval[32].
Averroès articule la vérité opératoire et la vérité des principes en deux démonstrations : la démonstration des signes ou observation des symptômes (par la mémoire et l'expérience sensible) et la démonstration des causes (par argumentation logique selon des principes immuables). C'est la démonstration du fait et la démonstration de la cause[32]. À la différence d'Avicenne, Averroès n'admet pas que ces principes puissent s'adapter en fonction des besoins du traitement. Cette étape de la pensée d'Averroès a parfois été vue comme un jalon vers la méthode expérimentale, mais les auteurs et commentateurs divergent sur les interprétations à donner. Selon Danielle Jacquart, spécialiste de médecine arabe : « Ce sujet, d'une extrême complexité, a donné lieu chez les critiques modernes à des controverses dignes de la scolastique »[32].
Anatomie et thérapeutique
Les problèmes abordés sont autant de thèmes aristotéliciens : ceux de matière et de forme, de causalités, de quantités et de qualités.
Averroès définit l'organisme en termes de structure et pas seulement de fonctions, comme c'était le cas chez Galien, selon Danielle Jacquart[34]. Ainsi l'anatomie, œuvre du Créateur, repose sur des causes finales. Pour Averroès, son étude doit être menée selon une pratique orientée vers le traitement (médicamenteux et chirurgical)[35].
Averroès se démarque de Galien, dont le finalisme est lié à l'utilité (le traité d'anatomie de Galien porte le titre significatif De l'utilité des parties du corps humain). Selon Galien, chaque partie du corps est inséparable de sa fonction, de son utilité[33] (en termes modernes, une illustration possible serait l'anatomie fonctionnelle des kinésithérapeutes).
Le finalisme d'Averroès reste aristotélicien, la cause finale se rapproche de la cause formelle fondée sur la forme (morphologie et propriétés), c'est un finalisme intériorisé, une structure, c'est un lieu d'opération (comme le terrain à la guerre) et un champ d'application[33]. En termes modernes, c'est l'anatomie topographique des chirurgiens. Averroès est l'un des premiers (avec d'autres chirurgiens de l'Islam médiéval) à faire de l'anatomie le premier chapitre de tout livre général sur la médecine ou la chirurgie. Elle acquiert le rang de discipline première ou de base (fondamentale). L'Occident médiéval reprend cette idée, notamment à Montpellier : Averroès est cité par des chirurgiens comme Henri de Mondeville ou Guy de Chauliac[36].
Toutefois, l'observation anatomique reste une illustration de principes vrais déjà connus, c'est un moyen formel de vérification et de confirmation, et surtout pas une occasion de remise en cause, ou de découverte de principes nouveaux (processus qui ne débutera qu'après la Renaissance).
En pharmacologie, Averroès critique l'usage de la thériaque dans son Colliget, recueil d'écrits médicaux qui fera l'objet d'un débat avec Ibn Tufayl. La thériaque était un remède composé de dizaines de substances différentes (dont l'opium et la chair de vipère), censé représenter un antidote universel, par la réunion de tous les antidotes particuliers[37].
La composition d'un tel remède posait de nombreux problèmes, d'ailleurs communs à tous les remèdes composés. Celui de « la forme spécifique » du résultat final ; celui des quantités (doses et nombre de substances associées) ; celui de la substitution (licite ou illicite) d'un composant par un autre ; celui des qualités et des intensités de qualité de chaque substance, dont on se demande si elles peuvent s'additionner et quel est le résultat final d'une telle composition[38].
Al-Kindi, au IXe siècle, s'était attaqué à ce problème en recherchant une formule mathématique qui rendrait compte des résultats (arithmétique de fractions). Averroès en fait la critique : le calcul est licite pour les quantités, mais pas entre qualités différentes, il propose ses propres solutions[39],[alpha 7]. Arnaud de Villeneuve (dans Aphorismi de gradibus) tente par la suite de poursuivre cette recherche qui se conclut sur un échec. Justes ou non, de tels systèmes étaient trop compliqués pour s'appliquer en pratique courante. Pour Siraisi, ces tentatives représentent toutefois un premier essai historique de quantifications et qualifications de produits pharmaceutiques[38].
Aristote contre Galien
Averroès cherche des conciliations par raisonnements logiques, afin de resituer les apports de Galien dans le cadre de la philosophie d'Aristote.
Danielle Jacquart écrit : « Toute la conception des Kullïyyàt [le Colliget], vise à mettre en accord les énoncés aristotéliciens et les acquis incontestables de la médecine galénique, en matière d'anatomie et de connaissance des phénomènes de la santé et de la maladie. Averroès fut sans doute l'auteur de langue arabe qui poussa le plus loin la critique de Galien et se montra le plus novateur dans sa représentation des mécanismes de la physiologie »[34].
L'innovation majeure par rapport à Galien est de se servir de la philosophie naturelle (physique d'Aristote) et notamment de sa théorie de la causalité (causes matérielle, formelle, finale, efficiente) pour analyser les affections, complétant ainsi la théorie des humeurs et des complexions ou tempéraments. Cependant, ces quatre causes s'appliquent difficilement en médecine galénique, car le changement des humeurs de Galien est à la fois cause formelle et cause efficiente[32].
Par exemple, Aristote place l'origine du mouvement et de la sensation dans le Cœur, Galien dans le Cerveau. L'observation des blessés du crâne devrait donner raison à Galien, mais il est relativement aisé d'argumenter que le cœur reste in fine le maître du cerveau et son instance supérieure, tout en reconnaissant au cerveau un rôle direct, mais de simple exécutant intermédiaire (le cerveau comme cause instrumentale, le cœur comme cause efficiente)[40].
En maintes occasions, Averroès défend le point de vue d'Aristote contre celui de Galien : comme dans le rôle respectif des semences masculine et féminine dans la conception (si la semence féminine participe activement à la formation du fœtus selon Galien, ou si elle n'est qu'une matière passive selon Aristote), si l'embryon commence par la formation du cœur ou du foie, si le sperme vient du sang (comme l'écume de la mer) ou du phlegme (provenant du cerveau par le biais de la moelle épinière[33],[40]).
Les discussions d'Avicenne et d'Averroès sur ces différences incitent les auteurs latins à aborder ces sujets. L'éclaircissement, la discussion et si possible, la conciliation des points de vue d'Aristote et de Galien restent longtemps le problème central de la scolastique médicale[40]. Dans ce grand débat médiéval en Occident des « Philosophes contre [les] Médecins », Averroès, pour son obstination à défendre Aristote, est désigné comme « l'assommoir des médecins » et parfois moqué par Jacques Despars (médecin français commentateur d'Avicenne), lorsque Averroès utilise comme argument un témoignage de sa voisine[41].
Apports et influences
Même si Averroès semble n'avoir pratiqué que très peu l'observation et l'expérimentation selon Urvoy[U 27], il est crédité de plusieurs avancées, du point de vue moderne, en savoir médical positif. Il note que celui qui a été atteint de variole en acquiert l'immunité[U 28], il affirme le rôle de la rétine dans la vision[42], il connaît la transmission de la rage humaine par chien enragé[alpha 8], il envisage la fièvre comme le résultat d'un mixte entre chaleur innée et chaleur pathologique (quantité et qualité de fièvre).
Sa théorie de la vision et de la lumière paraît occuper une place centrale, dans sa philosophie comme dans sa physiologie. À l'encontre de Galien et de Platon, qui faisaient de la vision un phénomène actif d'émission rayonnant à partir de l'œil, il en fait, avec Aristote, un phénomène d'intromission de la lumière dans l'œil (perception rétinienne). J. Paul explique ainsi l'apport d'Averroès : « La capacité de comprendre s'éveille chez l'homme sous l'action de l'intellect agent, comme celle de voir par la présence de la lumière. Comprendre est chez un homme particulier un phénomène purement corporel »[43].
À la fin de sa vie, Averroès a ainsi rédigé divers traités (sur les fièvres, les médicaments composés) et des commentaires sur Galien[44]. En 1194, le pouvoir en place le charge de réécrire son encyclopédie, le Colliget, sous surveillance étroite par les autorités en place, à destination des étudiants. Il est vraisemblablement forcé de supprimer la référence finale à Avenzoar, celle qui conseillait de se rapporter à ce dernier pour toutes les questions de thérapeutique. Le Colliget, traduit en latin par le juif Bonacosa en 1255 ou 1285[32], est étudié dans les universités européennes jusqu'au XVIIe siècle. Son commentaire du Poème sur la médecine d'Avicenne, est traduit en latin par Armengaud Blaise, à Montpellier, en 1284. Averroès laisse aussi un commentaire du Canon d'Avicenne[45].
L'influence médicale d'Averroès est relativement faible, comparée à celle d'Avicenne. Averroès est plutôt jugé comme un compilateur raisonné par les historiens[42]. En médecine médiévale occidentale, relativement aux autres médecins arabes, il est loin derrière Avicenne (qui égale à lui seul Hippocrate et Galien), et bien après Rhazès (pour sa clinique), Abulcassis (pour sa chirurgie), et Haly Abbas (pour sa pratique courante)[alpha 9]. Toutefois, sur plusieurs points, Averroès met en cause des idées admises. En cela, il attire l'attention. En Occident, ces sujets seront sources de controverses universitaires (disputationes) dès la fin du XIIIe siècle[32]. En termes modernes, les textes d'Avicenne sont utilisés comme « livres de cours », les textes d'Averroès comme « livres d'exercices » de fin d'études.
Selon Danielle Jacquart, les questions posées par Averroès, la confrontation médiévale du galénisme et de l'aristotélisme (ou médecine contre philosophie) n'ont pas abouti qu'à des impasses, cette confrontation « a contribué à approfondir la réflexion épistémologique occidentale »[32]. Par exemple, l'adéquation de la réalité des pratiques médicales avec les principes biologiques et scientifiques reste une question toujours vivante au XXIe siècle[alpha 10].
Selon Nancy Siraisi, historienne américaine de la médecine, Averroès est l'un des principaux acteurs permettant à l'Occident médiéval d'assumer l'étude du corps humain comme une activité utile et digne, et la médecine comme une entreprise intellectuellement respectable[46].
Averroès et le droit
Averroès a été éduqué dans la tradition du malikisme, l'une des quatre grandes écoles de droit du sunnisme[U 29]. Il a exercé la fonction de grand cadi (juge suprême) à Cordoue. Sa plus célèbre fatwa (consultation juridique) est celle dite du Discours décisif qui veut démontrer le caractère obligatoire de la pratique de la philosophie pour la classe des savants.
Jeune, Averroès a étudié également le Mustasfâ, le principal ouvrage de droit d'Al-Ghazâlî (1058-1111), plus connu en Occident sous le nom d'Algazel, dont il rédigera un Abrégé. Selon Aida Farhat, même si Averroès s'opposera à Al-Ghazâli sur la question de la philosophie, il est alors proche de sa pensée juridique[47]. Selon Al-Ghazâlî il existe quatre grandes sources de droit : le Coran, les hadîths (paroles du Prophète rapportées par la tradition), le consensus et le raisonnement. Il écarte des sources les lois révélées antérieures à la révélation islamique, les paroles des compagnons du Prophète, ainsi que les principes d'équité et d'utilité[U 30]. Dans son Abrégé, Averroès, rapprochant le droit de la philosophie, le subordonne à la « pratique et l'organisation des raisonnements », alors que le droit était habituellement considéré comme une discipline autonome[U 31].
La Bidâya, rédigée vers 1168, constitue son principal ouvrage de droit de la maturité[U 32]. Elle date de la même époque que son Colliget (ouvrage de médecine). La Bidâya est complétée vingt ans après, en 1188, par le Livre du pèlerinage[U 33].
Averroès privilégie la « méthode comparative » en matière de droit qui consiste à résoudre un cas en cherchant les similitudes avec un autre cas. Son livre Bidâyat ul-mudjtahid wa nihâyat ul-Muqtasid fait référence en matière de jurisprudence comparée. Il y cite et discute les avis des différents madhhabs (écoles) en matière de fiqh (jurisprudence islamique). Urvoy précise que « la Bidâya est enseignée de nos jours [en 1998] à Médine même »[U 34].
Dans le livre la Bidâya, il veut dissocier « théologie et droit »[48]. Il pense que les juristes de son temps se comportent comme des êtres humains qui croient que le « bottier est celui qui a chez lui des chaussures en nombre, non point celui qui est capable de les fabriquer (Bidâyat, II, 1994) ». Il leur reproche d'être comme les rhéteurs auxquels Aristote reproche d'enseigner « non pas l'art mais les résultats de l'art (Aristote, Réfutations sophistiques, 184a 1-7, tr.fr., Vrin) »[49]. Aussi dans ce livre, il insiste sur la méthode. Il convient de connaître l'authenticité du hadîth, la portée des textes, de les mettre en perspective. Selon lui, « le vrai juriste ne se distingue pas par la somme de ces connaissances, mais par sa capacité à les appliquer »[U 35]. Chez lui, le droit est positif et la raison n'est que seconde. Par exemple, un raisonnement rigoureux doit s'incliner devant un texte de loi reconnu. Alors que dans la théologie, « la raison légifère », chez lui, elle n'intervient dans le droit qu'après coup pour organiser les choses[U 36].
Averroès le commentateur
L'œuvre
Ce sont surtout les commentaires d'Aristote rédigés par Averroès sur commande du sultan Abu Yaqub Yusuf qui seront connus en Occident et feront l'objet de traductions en latin. Mais son activité de commentateur est beaucoup plus large. Averroès produit au cours de sa vie trois types de commentaires : les petits commentaires ou abrégés, les commentaires moyens ou paraphrases, et les grands commentaires[50].
Les abrégés sont de simples résumés. Nous lui devons des abrégés d'Aristote, notamment de sa logique (l'Organon) et de l'Almageste de Ptolémée (un traité d'astronomie grecque qui faisait autorité au Moyen Âge)[51]. Averroès commente aussi l'Isagogè de Porphyre, un traité de logique généralement étudié avec le corpus aristotélicien dans la scolastique, mais aussi le De Intellectu d'Alexandre d'Aphrodise (un traité de psychologie sur l'intellect agent), et la Métaphysique de Nicolas de Damas[50]. Les petits commentaires d'Averroès sont impersonnels et ne représentent pas nécessairement la pensée de leur auteur.
Averroès écrit des moyens commentaires d'Aristote. Il commente d'ailleurs toute l'œuvre du Stagirite disponible à l'époque, c'est-à-dire son éthique, sa métaphysique, son esthétique, sa logique et sa zoologie, ce qui exclut la Politique[50], indisponible en arabe[52]. N'ayant pas accès aux écrits politiques du « premier maître », Averroès écrit un commentaire de La République de Platon, dans lequel il ne se contente pas de préciser les positions du philosophe athénien : il développe une philosophie politique personnelle. Parmi les commentaires moyens, il faut aussi noter ceux concernant les écrits de Claude Galien, médecin et logicien romain (129-216).
Dans ses grands commentaires, rédigés pour la plupart dans la dernière partie de sa vie, Averroès cherche à cerner au plus près la philosophie d'Aristote, il en propose une interprétation personnelle (notamment la théorie de l'Intellect agent séparé des âmes individuelles, dans son Grand Commentaire du De anima). Il cherche à repérer les erreurs de traduction, et attribue les incohérences du texte aux copistes. Pour Averroès, la philosophie aristotélicienne est parfaitement cohérente, donc les erreurs ne peuvent être que philologiques. Urvoy écrit que « Averroès n'envisage même pas l'idée que le Stagirite ait hésité, ait laissé un problème sans réponse, ou ait évolué »[U 37]. Comme le rappelle Ali Benmakhlouf qui cite Averroès, Aristote est « une règle de la nature et comme un modèle où elle a cherché à exprimer le type de la dernière perfection »[53].
Averroès critique généralement les interprétations d'Aristote proposées par certains de ses prédécesseurs, par exemple Alexandre d'Aphrodise et Thémistios chez les Grecs. Plus encore, Averroès s'oppose aux interprétations néoplatoniciennes[50], qu'il accuse de n'avoir pas compris Aristote et de lui faire dire ce qu'il n'a pas dit. Il vise essentiellement Al-Fârâbî et Avicenne, comme le rappelle Kurt Flasch[54].
Son rapport à Al-Fârâbî, également commentateur d'Aristote, est cependant complexe. De même qu'Al-Fârâbî, Averroès donne la place centrale à la logique en philosophie, comme l'explique Ali Benmakhlouf. Ce dernier ajoute que « Averroès retiendra la leçon d'al-Fârâbî – loi divine et sagesse sont deux voies qui se confortent l'une l'autre »[55].
La réception latine
L'importance des commentaires d'Averroès pour la constitution des discussions aristotéliciennes au Moyen Âge est fondamentale. Le spécialiste Alain de Libera résume les choses ainsi :
« c'est par lui que les médiévaux ont eu accès aux interprétations antérieures, qu'elles soient grecques, arabes ou andalouses, néoaristotéliciennes ou néoplatoniciennes ; c'est à le lire que s'est constitué le réseau médiéval des questions posées au texte aristotélicien ; c'est à le méditer que s'est déployé celui des réponses, des refontes ou des recommencements[56]. »
Au Moyen Âge latin, des théologiens comme Albert Le Grand et Thomas d'Aquin polémiqueront avec l'interprétation averroïste d'Aristote. Thomas d'Aquin surnommera même Averroès le « perversor, depravator » de la tradition péripatéticienne : il pervertit et déprave l'aristotélisme. Le médiéviste Édouard-Henri Wéber résume la polémique ainsi[57] : Thomas d'Aquin s'est largement servi d'Aristote et a lui-même commenté toute son œuvre disponible en s'appuyant sur les commentaires d'Averroès, surnommé dans la scolastique Commentator, le commentateur par excellence du Philosophe par excellence (Aristote). Cependant, les traditionalistes augustiniens parmi lesquels saint Bonaventure attaquent les étudiants de la faculté des Arts qui prétendent mêler Aristote, un philosophe grec non-chrétien, à la foi catholique. Les thèses aristotéliciennes sont critiquées et même condamnées en 1270 par Étienne Tempier, l'évêque de Paris.
Pour se défendre d'utiliser Aristote, Thomas d'Aquin se sépare de ses commentateurs litigieux, c'est-à-dire les averroïstes latins comme Siger de Brabant. Il écrit alors son De l'intellect contre les Averroïstes (De Unitate intellectus contra Averroistas), ouvrage dans lequel il qualifie Averroès de « dépravateur » de l'école aristotélicienne. Son objectif est de discréditer philosophiquement les tenants des thèses aristotéliciennes condamnées, à savoir l'éternité du monde et la séparation d'un Intellect unique, pour sauver Aristote et montrer l'accord de celui-ci avec les vérités de la foi[57].