Chute des régimes communistes en Europe
aspect de l'Histoire survenu à la fin du XXe siècle / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
Cher Wikiwand IA, Faisons court en répondant simplement à ces questions clés :
Pouvez-vous énumérer les principaux faits et statistiques sur Chute des régimes communistes en Europe?
Résumez cet article pour un enfant de 10 ans
Cet article décrit en détail l'effondrement des dictatures communistes, dites « démocraties populaires » dans sept pays d'Europe centrale et de l'Est : Albanie, Allemagne de l'Est (RDA), Bulgarie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie et Roumanie. Les dernières années de l'Union soviétique jusqu'à sa disparition fin 1991 sont évoquées dans cet article en tant qu'élément de contexte fondamental à la compréhension des évènements dans ses États satellites, mais sont traitées en détail dans l'article relatif à la dislocation de l'URSS. De même, la dislocation de la Yougoslavie, état communiste qui fonctionnait de façon autonome hors du bloc de l'Est, et les guerres qui la ravagèrent durant les années 1990 ne sont pas traitées dans cet article.
La chute des régimes communistes en Europe est l'effondrement entre 1988 et 1991, dans les sept pays de l'Europe centrale et orientale, des régimes communistes que Joseph Staline avait installés dans les années 1944 à 1949, officiellement afin de « se constituer un glacier protecteur » à la frontière occidentale de l'URSS, censée être « menacée par l'impérialisme capitaliste ». Devenus des États satellites de l'URSS, ces pays ont adopté, à peu de nuances près, le modèle politique et économique soviétique. Ils étaient liés à l'URSS par des traités bilatéraux d'amitié et de coopération et par une alliance multilatérale militaire, le pacte de Varsovie, et économique, le Conseil d'assistance économique mutuelle (ou Comecon)[alpha 1].
Date | 21 avril 1988-26 décembre 1991 | |
---|---|---|
Lieu |
|
|
Résultat |
Fin de la guerre froide Réunification allemande |
Mikhaïl Gorbatchev élu Secrétaire général du PCUS | |
Reprise du dialogue entre Solidarność et le PC polonais |
Manifestations et arrestation de Václav Havel à Prague | |
Ouverture du « Rideau de fer » à la frontière austro-hongroise | |
Élections législatives semi-libres en Pologne | |
Forte augmentation de l'émigration de RDA | |
Proclamation de la République de Hongrie | |
Chute du mur de Berlin | |
Jivkov quitte le pouvoir en Bulgarie | |
Révolution de Velours en Tchécoslovaquie | |
Mort de Ceaușescu en Roumanie |
Élections législatives libres en Hongrie et RDA | |
Lech Wałęsa élu président de la république en Pologne |
Au milieu des années 1970, l'Union soviétique et ses satellites du bloc de l'Est semblent au faîte de leur puissance, s'auto-proclament « démocraties populaires en constant progrès économique et social », et paraissent installées pour durer dans un monde bipolaire stabilisé par la détente Est-Ouest.
La chute du mur de Berlin, le , est l'évènement symbolique par excellence de cette période de libération de l'Europe de l'Est, même si les véritables phénomènes majeurs sont l'ouverture du rideau de fer à la frontière austro-hongroise et le démantèlement des barbelés le , le succès complet de Solidarność aux élections semi-libres du en Pologne et l'acceptation de toutes les demandes de l'opposition tchécoslovaque le , moins de deux semaines après le début des manifestations de masse, baptisées depuis la révolution de Velours. Ces révolutions s'effectuent sans violence particulière car à l'exception de Nicolae Ceaușescu en Roumanie, aucun dirigeant en place n'a plus osé recourir à la milice ou à l'armée pour rétablir l'ordre, même si certains, comme en RDA, se sont félicités en juin 1989 de la reprise en mains de la situation par le PC chinois et justifié le massacre de la place Tian'anmen. Quant à Ceaușescu, seul en Europe à avoir provoqué de sanglants affrontements dans son pays, il est renversé le et exécuté trois jours plus tard par ses propres troupes.
La chute des régimes communistes en Europe est suivie fin 1991 par la dislocation de l'URSS. La guerre froide prend fin, le pacte de Varsovie et le CAEM, structures institutionnelles du bloc de l'Est, cessent d'exister à l'été 1991. Une économie de marché fort peu réglementée, s'installe dans tous les anciens États communistes, dont une partie adopte aussi, à des degrés divers, la démocratie représentative, tandis que le nationalisme se substitue au communisme comme horizon idéologique officiel.
Au milieu des années 1970, l'Union soviétique semble au faîte de sa puissance et le bloc qu'elle forme avec les six États d'Europe de l'Est membres du pacte de Varsovie semble stable, prospère et solidement ancré dans le modèle communiste tel que défini par le « grand frère » soviétique. Américains et Soviétiques dialoguent d'égal à égal et s'entendent sur des accords de limitation des armes stratégiques afin que ne puisse être rompu l'équilibre atteint. La détente stabilise les relations internationales et permet le développement des échanges économiques entre l'Est et l'Ouest. La stabilité de ce contexte est considérée comme acquise par les dirigeants occidentaux, qui perçoivent leurs homologues des pays communistes comme des interlocuteurs fiables investis d'une incontestable légitimité, et les dissidents comme une minorité non-représentative d'utopistes, à l'instar des « contestataires » de l'Ouest[1].
Mais sur le plan intérieur, la « praxis » politique des gouvernements communistes leur aliène le soutien des peuples auxquels chaque Parti communiste local s'impose comme parti unique aux ordres indiscutables, interdisant de facto la constitution d'associations, syndicats ou autres structures sociales indépendantes du pouvoir, et quadrillant les sociétés civiles d'une logistique policière massive de surveillance et répression, articulée autour de la police politique, active par la censure, l'écoute aléatoire et sans aucun contrôle juridique des conversations téléphoniques, l'ouverture du courrier, la pratique courante d'arrestations arbitraires, de tortures en cours d'interrogatoire, d'internements psychiatriques et de déportation des citoyens arrêtés, avec ou sans « jugement », dans les camps de travail forcé[2].
Sur le plan économique, la stricte planification touchait tous les aspects de la production, de la distribution et de la consommation, au mépris des ressources disponibles, des possibilités techniques, de l'environnement et des besoins de la population, et interdisait toute forme d'autogestion, créant des inégalités entre la haute bureaucratie du parti, de l'État, de l'armée et de la police politique qui disposait d'un niveau de vie satisfaisant, et le reste de la population confronté à une pénurie permanente d’énergie, de denrées, de produits finis et de services (ce qui encourageait le développement d'une économie informelle, mais spéculative)[alpha 2].
Cette gouvernance, dite « doctrine Brejnev » et analysée comme une forme de totalitarisme[3], conduit à l'étouffement du « printemps de Prague » et donc du « socialisme à visage humain » qui visait à établir les libertés fondamentales, la souveraineté populaire et un État de droit[alpha 3] : cette « normalisation »[4] prive les citoyens des pays communistes de tout espoir d'améliorer leur condition, et dès lors, le relâchement de la répression lors de la perestroïka et de la glasnost (instaurés à partir de 1986 par Mikhaïl Gorbatchev) est perçu comme un signe d'affaiblissement et de délitement[5].
À la longue toutefois, cette « ligne dure » s'avère être une impasse tant politique qu'économique, et le discours prononcé par Mikhaïl Gorbatchev fin 1988 à l'ONU annonce l'abandon de la « doctrine Brejnev », encourageant les réformateurs à s'engager dans la transformation en profondeur du système. Dès 1988 en Pologne et début 1989 en Hongrie, les autorités sont contraintes de dialoguer avec les réformateurs et même avec l'opposition : le processus aboutit à des élections libres et à la fin du statut de parti unique du Parti communiste. Les mouvements démocratiques et syndicaux qui mènent dans ces deux pays la contestation de la dictature agissent avec prudence en 1988 et début 1989, tant est encore grande la crainte d'arrestations massives et d'une intervention soviétique. Cela explique que la transition démocratique y prenne plus d'un an, alors qu'au second semestre 1989, en l'absence de la répression attendue, elle se fait en quelques mois en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l'Est et en Bulgarie. Seuls les régimes roumain de Nicolae Ceaușescu et albanais de Ramiz Alia continuent à réprimer leurs citoyens et résistent quelques mois de plus à l'« effet domino » qui parcourt tout le bloc communiste. Les premières élections libres depuis des décennies ont lieu en 1990 dans tous les anciens États communistes d'Europe de l'Est, à l'exception de l'Albanie, dont le changement de régime n'intervient que début 1991.
Fin de la domination soviétique en Europe de l'Est
Dans les années 1980, les gouvernants communistes bloquaient tout progrès et étaient rétifs à toute réforme capable de résoudre les problèmes qui minaient leurs régimes : obsolescence de l'outil industriel, faible productivité, retard technologique, accaparement des richesses par la nomenklatura, poids trop important des dépenses militaires pour soutenir la rivalité avec l'OTAN et résistance passive (la seule possible) des populations[6]. Symboliques ou perçus comme tels, le crash en France du Tu-144, copie soviétique du Concorde, mais surtout la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, illustrent ces faiblesses aux yeux de la communauté internationale.
Aux prises avec ces problèmes en URSS, Mikhaïl Gorbatchev transfère sur les dirigeants des États communistes d'Europe de l'Est la charge de trouver leurs propres solutions à leurs problèmes politiques, sociaux et économiques, en les encourageant à suivre la voie des réformes en cours en Union soviétique. L'URSS renonce à l'usage de la force pour réprimer les crises qui secouent les régimes d'Europe de l'Est, et sur le plan économique elle ne peut mettre en œuvre une intégration économique et financière, comme celle qui est en chemin au sein de la CEE, et ne peut leur apporter une aide directe d'une nature comparable au plan Marshall. L'avenir de l'Union soviétique et le développement des relations avec l'Ouest sont les vraies priorités de Gorbatchev, les deux ayant comme facteur commun de réussite la nécessité de mettre fin au retour de la guerre froide constaté depuis 1975[7].
Renoncement à la « doctrine Brejnev »
Durant la mainmise soviétique sur l'Europe de l'Est depuis les années 1945-1948 jusqu'à la fin des années 1980, des révoltes s'y sont produites à plusieurs reprises. À chaque fois, le recours à la force, direct ou indirect, par les autorités communistes pour y mettre fin, a montré aux populations et aux partisans des réformes au sein des Partis communistes, que ni la gouvernance autoritaire, ni la prééminence de l'URSS, ni l'appartenance au pacte de Varsovie n'étaient négociables. La « doctrine Brejnev » formule à cet égard une position géopolitique qui, en dépit de la guerre froide, bénéficie de l'assentiment tacite de l'Occident depuis les conférences interalliées de la fin de la Seconde guerre mondiale[8],[alpha 4].
Arrivé au pouvoir en 1985, Mikhaïl Gorbatchev, conscient des conséquences internationales d'un revirement politique, mais confronté aux transformations technologiques, économiques et sociales du monde, sait que la « doctrine Brejnev » est une impasse, mais tente de sauver le communisme réel au moins en URSS, en revenant vers certains idéaux du socialisme à visage humain, comme la transparence. La position de l'Union soviétique vis-à-vis de ses États satellites évolue progressivement : Gorbatchev les encourage à conduire des réformes et les avertit qu'ils ne doivent plus compter sur les Soviétiques pour réprimer leurs populations ou résoudre leurs problèmes économiques. L'incertitude demeure toutefois parmi les dirigeants européens de l'Est jusque fin 1988. Gorbatchev noue des relations étroites avec les dirigeants occidentaux, mais dit clairement que dans la « maison commune européenne », chacun doit « respecter l'espace de l'autre ». Dans son esprit, il n'est pas encore question de démanteler le bloc de l'Est dont il pense qu'il peut trouver une voie combinant le socialisme et l'économie de marché, pour un « marché socialiste » conforme aux vues d'Evseï Liberman et différent du capitalisme libéral occidental[9].
Les réformateurs communistes, les intellectuels, les dissidents et la population de façon générale demeurent dans l'incertitude entre 1985 à 1988 quant aux réactions soviétiques si des évènements de nature comparable au Printemps de Prague survenaient dans tel ou tel pays communiste, dont la gouvernance reste basée sur un appareil répressif massif qui ne voit pas d'un bon œil la perestroïka et la glasnost introduites par Gorbatchev en URSS[9].
Ce contexte change radicalement fin 1988. Lors du discours qu'il prononce le à l’Assemblée générale de l’ONU, Mikhaïl Gorbatchev annonce des réductions importantes des troupes soviétiques en Europe et affirme que « l'usage de la force ne peut plus constituer un instrument de la politique étrangère, (…) et que le principe du libre choix est (…) un principe universel qui ne devrait souffrir aucune exception ». Cette déclaration enterre définitivement la « doctrine Brejnev »[10]. Cette ligne politique est réaffirmée avec force par Gorbatchev le à l'occasion de son discours devant le Conseil de l'Europe[11],[12] et le 7 juillet lors du sommet des dirigeants du pacte de Varsovie[13]. Gorbatchev donne la priorité à la poursuite à ses relations avec l'Ouest qui seraient irrémédiablement compromises s'il faisait usage de la force comme Brejnev le fit en 1968 à Prague[7].
Encouragement mais soutien concret limité aux réformes dans les pays de l'Est
Lorsqu'il arrive au pouvoir en 1985, Gorbatchev définit un programme ambitieux pour l’Europe de l’Est qui repose notamment sur la revitalisation économique des pays socialistes en s'appuyant sur le Comecon pour coordonner les productions, et en matière de politique étrangère sur une coordination plus étroite du pacte de Varsovie[15].
Mais les problèmes structurels de l'économie soviétique sont aggravés au milieu des années 1980 par la faiblesse du cours du pétrole. L'URSS possède des ressources naturelles considérables. Dans les décennies 70 et 80, elle produit entre 15 % et 20 % du pétrole extrait dans le monde ce qui la place au premier rang. Les Soviétiques bénéficient dans les années 1970 de l'envolée des prix du pétrole, mais la chute des cours au milieu des années 1980 les prive des ressources financières nécessaires pour moderniser leur économie et a fortiori pour soutenir massivement les économies du Comecon[16].
Conscient des réalités de l'Europe de l'Est — graves problèmes économiques, leadership vieillissant et mécontentement social croissant — Gorbatchev incite les dirigeants communistes à mener des réformes économiques. Il cherche toutefois à trouver le bon équilibre entre changement et stabilité, en évitant d'imposer les réformes à des systèmes politiques fragiles, déstabilisés par la brutale accélération de l'histoire en Europe depuis 1985. La RDA illustre parfaitement cette manière de faire : les relations sont mauvaises entre Gorbatchev et Honecker dès le départ, ce dernier n'hésitant pas à contester ouvertement le bien-fondé des réformes en URSS ; il faut attendre octobre 1989, dans le contexte de la célébration du quarantième anniversaire de la fondation de la RDA pour que Honecker soit poussé dehors par des membres réformateurs du SED avec l'assentiment de Gorbatchev[15].
Facteurs de la chute du communisme en Europe de l'Est
Des crises majeures ont à plusieurs reprises secoué les régimes communistes d'Europe de l'Est : le soulèvement ouvrier est-allemand du , l'insurrection de Budapest en 1956, le Printemps de Prague en 1968, ou encore l'émergence de « Solidarność » en Pologne, suivie de l'instauration de l'État de siège en Pologne de 1981 à 1983. Mais à chaque fois, la soumission des dirigeants des prétendues « démocraties populaires » à Moscou et le recours à la force brutale ont permis d'enterrer tout espoir de réforme. Pour autant, les causes structurelles de ces crises ne disparaissent pas et ce sont elles qui aboutissent à la chute de tous les régimes communistes en Europe de l'Est.
Ces causes structurelles sont la gouvernance autoritaire des dirigeants, le retard technologique dû à la stricte planification et à la méfiance des autorités face aux innovations, les pénuries de ressources, de pièces, d'énergie et de denrées dues à la mauvaise organisation et à la pénalisation des initiatives en économie, la résilience de la société civile et de l'esprit de liberté citoyenne, les abus de la nomenklatura (ou « oligarques »), l'illégitimité des partis communistes au regard de l'abîme séparant les actions concrètes des idéaux affichés, et l'affaiblissement qui en découle face à l'Occident dans la compétition de la guerre froide[17],[18].
État de guerre froide entre Est et Ouest
La guerre froide, et la course aux armements avec l'Ouest qu'elle entraîne, drainent une partie considérable des ressources de l'Union soviétique, limitant sa capacité à développer la zone économique qu'elle forme avec ses États satellites et à leur fournir des moyens financiers suffisants en faveur de la modernisation de leur industrie. Symétriquement, bien que les échanges entre l'Est et l'Ouest se soient considérablement développés durant les années 1970 dans le contexte de la détente, lorsque les finances publiques et l'économie de pays comme la Pologne en particulier se dégradent dans les années 1980, l'Ouest ne leur apporte pas d'aide substantielle, demeurant dans une prudente expectative quant aux évolutions à l'Est et dans une logique de guerre où il doit y avoir un vainqueur et un vaincu.
Dévoilement de la réalité économique du « bloc de l'Est »
Sur le plan économique, le modèle communiste repose, en théorie, sur la collectivisation et une stricte planification d’État, ne touchant pas seulement les orientations macro-économiques, mais aussi tous les aspects de la production, de la distribution et de la consommation[21]. En pratique, ce modèle économique se révèle inapplicable[22], génère pénuries[23] et inégalités[24], favorise l'émergence d'une économie parallèle de subsistance[25], tente de camoufler cette situation par des statistiques truquées[26], et des économistes comme le soviétique Evseï Liberman proposent donc, le plus souvent vainement, un modèle hybride où les principes fondamentaux cohabiteraient avec des éléments réempruntés à l'économie de marché[27]. L'usage de la répression et l'abolition des libertés civiles sont combinés avec, à l'extérieur, une diffusion massive de statistiques brillantes, affichant une productivité croissante, et à l'intérieur, des concessions d'ordre économique visant à diminuer le mécontentement[28].
L'histoire économique des pays du Comecon est celle d'une succession de réformes, souvent suivies de coups d'arrêt, qui ne remettent pas fondamentalement en cause le système centralisé et autoritaire[29]. Tous les réformateurs ont cherché un compromis entre le maintien du système centralisé et l'amélioration de son efficience. L'ouverture à l'Ouest dans le contexte de la détente a dans les années 1970 financé la modernisation de l'outil de production et soutenu artificiellement une certaine augmentation du niveau de vie, en Hongrie et en Pologne notamment, au prix d'un endettement qui devient un nouveau problème majeur dans les années 1980. Les difficultés de l'Union soviétique, qui est le cœur du système, fragilisent aussi les économies d'Europe de l'Est obligées de se soumettre aux décisions soviétiques relatives aux flux d'import-export, tandis qu'elles ne peuvent plus bénéficier du soutien financier dont elles auraient besoin pour continuer de survivre[28].
Les voies économiques choisies par les pays du Comecon et les résultats obtenus sur le plan du niveau de vie sont assez variables, mais partout, les années 1965-1975 sont moins difficile que celles d'avant et d'après, car l'accessibilité des énergies fossiles et fissiles encore abondantes dans le monde entier, les « trente glorieuses » dans les pays occidentaux et la détente allègent les efforts économiques, favorisent les échanges et profitent aussi au « bloc de l'Est »[30]. En 1950, le PIB par habitant représente en Pologne 46 % et en Hongrie 39 % de celui de la France ; en 1988, ces chiffres sont respectivement de 35 % et 53 %. Ils témoignent de la dure situation économique que subit la population de la Pologne communiste[alpha 5], clairement à l'origine des mouvements ouvriers qui donnent naissance à Solidarność et finiront par renverser le régime. En Hongrie, l'un des pays les plus réformateurs sur le plan économique, les résultats sont bien meilleurs, mais la stagnation des années 1980 en montre les limites et l'écart de niveau de vie avec la France est encore du simple au double[19],[20]. En 1988, le PIB par habitant de la RDA et de la Tchécoslovaquie se situent au premier et au second rang parmi les pays du Comecon avec respectivement 9 300 US$ et 7 600 US$. Les autorités est-allemandes, elles aussi, vantent la réussite économique de leur pays, mais celle-ci est pour partie due au développement considérable du commerce interallemand résultant de l'Ostpolitik menée par Willy Brandt au début des années 1970, et pour autant le PIB par habitant de la RDA n'est que de la moitié environ de celui de la RFA ou de la France en US$ courants[28],[31]. Les comparaisons statistiques précises sont rendues difficiles tant les différences sont grandes entre les systèmes économiques de l'Ouest et de l'Est et tant les statistiques officielles à l'Est sont sujettes à caution. Concernant le PIB par habitant tout particulièrement, les données en US$ courants (ou constants) et en parité de pouvoir d'achat (PPA ou PPP) reposent pour les pays de l'Est sur des analyses et des extrapolations. Elles sont donc des ordres de grandeur.
Concernant l'Allemagne, le gouvernement publie chaque année des statistiques détaillées sur l'évolution comparée des Länder de l'Est et de l'Ouest. En 1991, le PIB par habitant en euros courants est de 9 442 € pour ceux de l'Est et de 22 030 € pour ceux de l'Ouest, montrant bien l'écart considérable qui existait entre les deux Allemagnes[32]. Après la chute des régimes communistes, l'adoption dans les pays de l'Est d'outils d'évaluation statistique homogènes avec ceux du reste du monde, et la transparence des résultats finissent par révéler une situation économique et sociale désastreuse, contrastant avec les statistiques communistes antérieures, contraste aussitôt analysé par les nostalgiques du régime et de l'URSS comme un « effondrement » dû à l'abandon du système économique communiste[33].
Résilience de la société et de l'esprit de liberté civile
Même si la terreur stalinienne n'a plus cours, le caractère totalitaire de la gouvernance communiste demeure dans les années 1970 et 1980 : le contrôle étroit et la censure de toutes les sphères sociales, politique, économique, publique, privée et même intime, ne se desserre pas, et les polices politiques restent hypertrophiées et actives. Dans tous États communistes, la nomenklatura exerce sa répression non pour réaliser le dessein collectiviste, mais pour se maintenir au pouvoir par la violence, l'intimidation et la surveillance constante. La Stasi en Allemagne de l'Est et la Securitate en Roumanie, organisées sur le modèle du NKVD-KGB soviétique avec lequel elles collaborent étroitement, en sont les exemples les plus médiatisés depuis 1990. Toutefois, dans la décennie 1980, en raison du développement des télécommunications internationales qui rendent plus visibles leurs pratiques, les polices politiques ne jouissent plus du même secret ni de la même impunité. Sous l'œil des médias internationaux, la société civile, souvent à travers ses intellectuels, se libère peu à peu de la paralysie dans laquelle la terreur l'avait plongée, encouragée aussi par la mobilisation croissante à l'Ouest en faveur des dissidents les plus connus et contre les répressions les plus violentes, prive les États communistes du soutien quasi-inconditionnel de la gauche[34].
Selon les termes mêmes de la déclaration de la Charte 77, applicables à toute l'Europe communiste, « la liberté d’expression publique est réprimée par la mainmise du pouvoir central sur tous les médias, ainsi que sur l’ensemble des activités d’édition et culturelles », et « la liberté de culte est systématiquement entravée de façon arbitraire par le pouvoir qui encadre les activités du clergé » ; de plus, sur le plan politique, « le système de subordination de fait de toutes les institutions et organisations du pays aux directives politiques de l’appareil du Parti au pouvoir, ainsi qu’aux décisions arbitraires des dirigeants, est l’instrument de la limitation et souvent de la suppression complète d’un grand nombre de droits civiques » ; les citoyens sont « forcés de vivre en permanence avec la peur de perdre leur emploi et d’autres droits s’ils expriment leurs opinions »[35].
Malgré plusieurs décennies de terreur, de répression et d'endoctrinement, les besoins fondamentaux de l'être humain sont toujours là[36], à l'Est comme à l'Ouest du rideau de fer : bon nombre d'Européens de l'Est continuent à penser que les droits humains et civiques ne devraient pas être réservés aux Occidentaux, et que les idéaux affichés par les États communistes ne constituent ni une alternative à ces droits, ni une raison valable pour les restreindre ou les supprimer. L'échec du Printemps de Prague met fin aux espoirs de réforme et d'humanisation du système communiste de l'intérieur. Les contestataires des années 1970 mènent leur action hors des partis communistes car ils constatent que le changement ne peut venir que de la société civile[37]. Il s'agit, pour les dissidents qui mènent cette contestation sous la forme de désobéissance civique sans violence, de développer progressivement leur assise dans la société et leur visibilité internationale, afin d'exercer une pression toujours plus forte sur un pouvoir qui désormais hésite à faire preuve d'autoritarisme brutal[38].
Les contestataires tirent ainsi le meilleur parti des accords d'Helsinki du qui marquent un tournant décisif dans la vie politique et intellectuelle des pays communistes. La Charte 77 en Tchécoslovaquie en est la parfaite illustration. La charte publiée le s'appuie sur les engagements pris à Helsinki par tous les pays européens y compris ceux du bloc communiste dans le domaine des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et dans le cas de la Tchécoslovaquie entrés légalement en vigueur [39]. Les régimes communistes ne peuvent pas accéder aux exigences de liberté des contestataires sans compromettre leur contrôle total du système politique et social en place, mais il leur est difficile d'adopter une politique répressive brutale qui contreviendrait ouvertement aux Accords d'Helsinki et serait frappée de l'opprobre internationale alors que leur situation économique ne leur permet pas de rompre avec les Occidentaux. Aussi, dans la plupart des pays, la politique suivie oscille-t-elle entre dureté et ouverture avec, à titre d'exemple, des mesures autorisant l'accès à des médias de l'Ouest ou la libéralisation du tourisme[38].
Pour fonctionner, les régimes communistes ont besoin de la collaboration volontaire ou subie d'une part importante de la population, dont les marges de manœuvre sont clairement limitées par le fait que neuf personnes actives sur dix sont des salariés de l'État. Aussi, les possibilités de non-coopération économique ou politique sont-elles réduites. C'est pourquoi les dissidents se recrutent en premier dans les milieux intellectuels. Ils donnent à leur combat d'abord une dimension morale dans le domaine de la culture et de la liberté d'expression. Au début des années 1980, les mouvements organisés d'opposition sont peu nombreux et n'avaient pas l'espoir de renverser les régimes communistes dans un avenir proche. Mais ils ne sont que les éléments visibles de courants anticommunistes souterrains beaucoup plus larges, motivés par des convictions nationalistes ou religieuses fortes[40].
Illégitimité des partis communistes au regard des racines politiques et culturelles des pays d'Europe centrale et de l'Est
La position constitutionnelle de jure du Parti communiste comme « parti unique et organe dirigeant de l’État », interdit de facto la constitution d’associations, syndicats ou autres structures sociales indépendantes du pouvoir, et impose un courant de l’autorité et de légitimité (souveraineté), allant du sommet (le Comité Central) vers la base (les autres structures du Parti, les citoyens).
L'absence de renouvellement de la classe dirigeante soviétique, puis l'absence d'orientation politique au sommet de l'État soviétique du fait de la rapide succession des secrétaires généraux à la tête du PCUS après la mort de Léonid Brejnev ont également contribué à cette agonie. La confiscation progressive du pouvoir par une nomenklatura conservatrice et corrompue, sous le long règne de Brejnev, empêche toute réforme. La lutte pour le pouvoir entre réformistes et conservateurs donne ensuite lieu à un immobilisme total jusqu'à l'arrivée de Gorbatchev. C'est cette phase de lent délitement qui a créé les conditions de l'accès au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Gorbatchev fut désigné pour lui succéder par le réformateur Iouri Andropov, qui devint secrétaire général du PCUS immédiatement après Léonid Brejnev et qui fut, avant cela, patron tout puissant du KGB. Toutefois, à la mort d'Andropov, la vieille garde conservatrice lui préfère Konstantin Tchernenko, qui décède rapidement, ouvrant ainsi la voie à Mikhaïl Gorbatchev, nommé en mars 1985 au poste de Secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS).
Affaiblissement des partis communistes
Sur le modèle soviétique, le Parti communiste a le monopole du pouvoir dans les démocraties populaires d'Europe de l'Est. Et pourtant cette maîtrise totale du pouvoir ne l'a pas mis à l'abri de générer son propre affaiblissement, soit que la population rejette de plus en plus sa bureaucratie et le détournement des richesses du pays à son profit, soit qu'émergent en son sein des courants réformateurs suffisamment forts pour déstabiliser l'édifice de l'intérieur.
Par delà les perversions staliniennes, l'État communiste repose sur la vérité et la voie révélées par Lénine. La foi en l'enseignement révolutionnaire de Lénine a longtemps survécu chez les communistes. Lorsqu'il arrive au pouvoir, Gorbatchev lui-même y est attaché et ne se doute pas qu'en quelques années il finira par promouvoir un modèle proche de la social-démocratie. Cependant partout les réalités du pouvoir portent un coup fatal à l'ethos léniniste initial. En Europe de l'Est, très rapidement, les communistes au pouvoir profitent des privilèges que leurs fonctions leur permettent d'obtenir. La forme originelle idéologique et politique du communisme laisse la place à une forme bureaucratique et autoritaire, synonyme de conservatisme[34].
Cette évolution est aussi liée au modèle d'organisation du PC très centralisé et contrôlant, au sein duquel la volonté d'autoconservation de la bureaucratie de l'État-parti devient la raison d'être essentielle du régime. Avec le temps, la maturation du système est allée de pair avec un développement tentaculaire de la bureaucratie. La conjonction du pouvoir politique et du pouvoir économique aux mains de la nomenklatura favorise l'accaparement des richesses par une minorité et la corruption à tous les niveaux. Le peuple voit ces excès, mais cherche surtout à préserver la marge limitée de liberté que le régime lui laisse dans la sphère privée et se contente, en Hongrie ou en Tchécoslovaquie par exemple, de profiter d'une réelle amélioration de ses conditions matérielles de vie, sans toujours avoir connaissance du décalage important qui existe avec l'Ouest. Il en résulte néanmoins partout une fracture de plus en plus grande entre le Parti et la population, particulièrement évidente en Pologne où elle s'est massivement rebellée contre les pénuries permanentes, les hausses de prix et les efforts toujours plus insupportables qui lui sont demandés[34].
Cependant au sein même des partis, des positions divergentes existent de plus en plus sur les politiques à mener pour porter remède aux maux constatés. L'origine profonde de ces dissensions se trouve dans le fait qu'au fil des années, les partis communistes sont devenus plus représentatifs de la société et ont accueilli en leur sein un nombre important de jeunes diplômés, plutôt citadins, souvent porteurs d'idées réformistes. Dans les États communistes en général, et en Union soviétique en particulier, la grande majorité des spécialistes des sciences sociales sont membres du Parti. Beaucoup promeuvent des réflexions nouvelles et critiques sur le système politique et économique au sein même du parti au pouvoir. Toutefois, le système communiste est tel que, tant que les quelques hommes au sommet du Parti qui détiennent le pouvoir n'ont pas l'esprit ouvert aux idées nouvelles, celles-ci ne peuvent déboucher sur des politiques concrètes. Un tel changement au sommet de la hiérarchie politique s'était produit en 1968 lors du Printemps de Prague et se produit à nouveau vingt ans plus tard en Union soviétique, rendu possible par l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev. Ce phénomène se reproduit en 1988 en Hongrie où, après avoir poussé dehors János Kádár, les réformateurs du PC initient les changements qui aboutissent en un peu plus d'un an à la fondation d'une nouvelle république de Hongrie[41].
La chute des régimes communistes en Europe de l'Est n'est pas la conséquence de quelques évènements mais plutôt le résultat d'un long affaiblissement conduisant une fraction toujours plus importante de la classe ouvrière — supposée être la base des partis communistes — de la jeunesse, des intellectuels, voire de réformateurs au sein même du pouvoir à rejeter l'État communiste malgré les tentatives de réforme plus ou moins ambitieuses menées dans plusieurs pays. Cependant, dans chacun des pays, la bascule d'une crise plus ou moins latente à une perte de contrôle de la situation par les autorités communistes est le résultat direct de quelques évènements. La frise chronologique ci-dessous retrace visuellement pour chaque pays la période de temps qui s'écoule entre ces évènements et l'organisation des premières élections libres qui marquent de façon irréversible la fin du système communiste en Europe de l'Est.
La chute du mur de Berlin en marque de manière symbolique la chute des régimes communistes en Europe et l'ouverture du rideau de fer. À juste titre la Pologne et la Hongrie revendiquent d'avoir ouvert la voie de ces révolutions pacifiques aux autres pays à partir de 1988.
En république populaire de Hongrie, le Parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH) au pouvoir, sous l'impulsion de Miklós Németh, accepte le principe du multipartisme dès février 1989. L'accord intervenu entre la Hongrie et l'Autriche le d'ouvrir le rideau de fer à leur frontière[42], puis son démantèlement physique par les gardes-frontières eux-mêmes à la frontière austro-hongroise le 2 mai 1989 est un moment-clé. Cette ouverture de la frontière par les autorités hongroises soumet à l'épreuve des faits les déclarations de Mikhaïl Gorbatchev. Moscou ne dictera plus par la force de ses chars la politique à suivre en Europe de l'Est et dans sa zone d'influence. En juin, Imre Nagy et les protagonistes de l'insurrection de Budapest en octobre 1956 sont réhabilités.
En république populaire de Pologne, le syndicat libre Solidarność est à nouveau autorisé en avril 1989. En juin, le mouvement remporte la victoire aux élections législatives semi-libres, et refuse tout accord de gouvernement avec le Parti ouvrier unifié polonais (POUP). Wojciech Jaruzelski, seul candidat autorisé, est élu président de la République par le parlement, mais doit accepter Tadeusz Mazowiecki comme premier ministre.
Les mouvements d'opposition qui mènent dans ces deux pays la contestation du régime communiste agissent avec prudence en 1988 et début 1989, tant est encore grande la crainte d'une intervention soviétique, ce qui explique que la transition démocratique prenne plus d'un an, alors qu'elle se fait au second semestre 1989 en quelques mois en Tchécoslovaquie, Allemagne de l'Est et Bulgarie, l'effet domino jouant à plein. Seuls les régimes roumain de Nicolae Ceaușescu et albanais de Ramiz Alia résistent un peu plus longtemps au vent de changement qui parcourt tout le bloc soviétique.
Les premières élections libres depuis des décennies ont lieu en 1990 dans toutes les anciennes démocraties populaires d'Europe de l'Est, à l'exception de l'Albanie dont le changement de régime n'intervient que début 1991.
En parallèle, le « grand frère » soviétique lui-même s'effondre. En août 1991, en URSS, le putsch mené par des conservateurs contre Mikhaïl Gorbatchev échoue et Boris Eltsine, président de la Russie, décrète la dissolution et l'interdiction du Parti communiste de l'Union soviétique. Les quinze républiques de l'URSS déclarent l'une après l'autre leur indépendance à l'automne. Le , la Communauté des États indépendants (CEI) est créée à Viskouli en Biélorussie et l'Union soviétique est officiellement dissoute le : cette métamorphose sauvegarde de manière plus souple la prépondérance russe dans douze des quinze républiques[43].
Ainsi pour les Polonais, la chute du mur de Berlin commence en Pologne avec l'émergence de Solidarność en 1980, interrompue entre 1981 et 1988 par la tentative du pouvoir communiste exercé par Jaruzelski de museler l'opposition et de redresser l'économie, dont l'échec se traduit par la reprise du dialogue avec Solidarność le 31 août 1988.
Pourtant en 1986 et 1987, le pouvoir polonais peut se réjouir de l'affaiblissement des mouvements sociaux et de la reprise de ses relations avec l'Ouest. Signe aussi d'une certaine normalisation, du 8 au 14 juin 1987, Jean-Paul II effectue sa troisième visite en Pologne durant laquelle il prie sur la tombe du père Jerzy Popiełuszko[44]. Le général Jaruzelski et son équipe, « aussi brillante que dépourvue de scrupules » selon la formule de François Fejtö, savent alterner méthodes policières et discours réformiste[45]. Ainsi, en septembre 1986, tous les prisonniers politiques sont libérés, cette mesure est symbolique pour le POUP du retour à la normale célébré durant le Xe Congrès du Parti, elle répond aussi à une exigence des Occidentaux, en particulier des États-Unis, pour un retour à des relations normales[44]. En février 1987, le président Reagan lève les sanctions décidées par les États-Unis au moment de l'instauration de la loi martiale en Pologne, annule l'interdiction de lui accorder des crédits et rétablit le statut de nation la plus favorisée[44]. Mais Solidarność n'a pas disparu et le gouvernement échoue à réformer l'économie. L'émigration est forte, plus de 600 000 polonais ont quitté le pays depuis 1980, traduisant la lassitude d'une population démoralisée qui consacre son énergie à sa survie économique, bien loin des enthousiasmes suscités par les évènements du début de la décennie[45].
L'illusion du retour à la normale ne dure pas. En 1988, la population se révolte à nouveau. Fin janvier, l'annonce de très fortes augmentations de prix, 40 % pour les produits alimentaires, 60 % pour les produits pétroliers, démontre l'incapacité des autorités à assurer un avenir meilleur. Prenant le relai des manifestations étudiantes de mars, de nouvelles grèves ouvrières se déclenchent. Le 2 mai 1988, environ 7 000 des 12 000 ouvriers des chantiers navals Lénine de Gdańsk se mettent en grève en soutien aux grévistes des aciéries de Nowa Huta et pour réclamer que Solidarność soit de nouveau légalisé[44]. Après trois mois d'accalmie, des grèves éclatent au mois d'août dans de nombreuses mines de charbon, qui s'étendent les jours suivants à des sites industriels dont à nouveau les chantiers navals de Gdańsk, les autorités instaurent le couvre-feu dans plusieurs villes, déploient des troupes et évacuent plusieurs sites. Le 31 août, Lech Wałęsa rencontre des représentants du pouvoir dont le ministre des Affaires intérieures, Czesław Kiszczak, une première depuis l'interdiction du syndicat Solidarność[44]. Le POUP choisit Mieczysław Rakowski pour former un nouveau gouvernement afin de faire face à la crise sociale et économique du pays. Le pouvoir temporise. L'ouverture de la « table ronde » prévue le 17 octobre 1988 entre le parti au pouvoir, Solidarność et d'autres mouvements est reportée sine die, en raison de dissensions au sein des instances dirigeantes sur la posture à adopter vis-à-vis du syndicat. Le 30 novembre, des millions de polonais regardent à la télévision le débat sans précédent entre le dirigeant des syndicats officiels et Lech Wałęsa dont la position d'interlocuteur incontournable en sort considérablement renforcée.
Les évènements vont dès lors se précipiter. Opérant le 18 janvier 1989 un tournant majeur par rapport à ses positions traditionnelles, le POUP autorise Solidarność à reprendre ses activités pour une période probatoire de deux ans, à l'issue de laquelle sa légalisation définitive pourra être décidée, et se déclare prêt à reconnaître de nouveaux syndicats à la condition qu'ils soutiennent sa politique économique[44]. Le 27 janvier, le gouvernement polonais, Solidarność et l'Église catholique de Pologne s'accordent sur l'ouverture d'un « table ronde » pour négocier des réformes politiques et économiques. Ouverte le 6 février, cette table ronde s'achève le 5 avril 1989 par un accord de compromis portant sur la liberté syndicale, des réformes politiques incluant notamment l'organisation d'élections partiellement libres, et la politique sociale et économique[44]. Solidarność remporte le premier tour des élections législatives semi-libres : ses candidats gagnent 92 des 100 sièges au Sénat, et 160 des 161 sièges libres sur les 460 que le Sejm compte au total, au second tour, le 18 juin, il remporte le dernier siège libre au Sejm et 7 des 8 sièges non pourvus au Sénat. L'ampleur de la victoire de Solidarność rend caduc l'espoir des communistes de conserver le pouvoir. Les deux parties font preuve d'un profond sens des réalités et des intérêts du pays. Lech Wałęsa tient compte des réactions que l'élection d'un Président non-communiste auraient provoquées à Moscou, et soutient l'élection de Jaruzelski à cette nouvelle fonction le 19 juillet[46]. Le 15 août 1989, Lech Wałęsa réitère sa proposition de former un gouvernement de coalition, assortie toutefois de concessions destinées à rassurer l'Union soviétique en proposant que le POUP garde les ministères de l'Intérieur et de la Défense et en affirmant que la Pologne restera au sein du Pacte de Varsovie. Le général Wojciech Jaruzelski accepte finalement la proposition de Lech Wałęsa de former un gouvernement de coalition dirigé par Tadeusz Mazowiecki, le Sejm approuve sa nomination le 24 août par 378 votes pour, 4 contre et 41 abstentions. Tadeusz Mazowiecki, un des leaders de Solidarność, intellectuel catholique, journaliste, devient le premier Premier ministre non-communiste en Pologne depuis 43 ans et en Europe de l'Est depuis 40 ans. Wojciech Jaruzelski démissionne. Lech Wałęsa, élu président, lui succède le 21 décembre 1990[44].
La chute du régime communiste en Hongrie résulte d'une dynamique très différente de celle de la Pologne. Bien qu'il doive son pouvoir aux Soviétiques faisant suite à l'écrasement de la révolution de 1956, János Kádár a réussi à imposer une sorte de compromis historique : privée de liberté, la population bénéficie d'un modèle économique relativement libéral et la politique agricole est un succès. Une classe moyenne émerge, la société se modernise et s'embourgeoise. Grâce à l'image d'un communisme à visage presque humain, Kádár prend aussi avantage du dégel Est-Ouest. Néanmoins l'économie marque le pas à partir de 1985[47].
Conquête du PSOH par les réformateurs et émergence d'une opposition politique
La contestation politique en Hongrie est essentiellement le fait de l'intelligentsia, sans jamais atteindre les dimensions de masse du mouvement d'opposition polonais, et pour l'essentiel sans inclure la classe ouvrière. Cette contestation se développe au départ au sein de groupes d'intellectuels d'opposition, puis elle gagne le Parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH). Viellissant et devenu impopulaire, Kádár cède sa place le 22 mai 1988 à Károly Grósz, réformateur prudent, qui fait entrer au Politburo deux hommes partisans de réformes beaucoup plus radicales, Rezső Nyers et Imre Pozsgay[47]. Mais le 16 juin 1988, Grósz fait sévèrement réprimer les manifestations en commémoration du trentième anniversaire de l'exécution d'Imre Nagy[47]. À l'automne 1988, le pays compte plusieurs dizaines de mouvements et partis, tandis que les médias ne respectent plus les consignes du Parti. Tenant d'une ligne de réformes radicales, Miklós Németh devient le 24 novembre président du Conseil des ministres de Hongrie en remplacement de Károly Grósz qui demeure secrétaire général du Parti socialiste ouvrier hongrois et s'affirme encore le 28 novembre partisan du maintien du système politique à parti unique[44]. Les désaccords sont profonds entre conservateurs et réformateurs au sein du PSOH. Dans un entretien publié le 13 décembre dans Newsweek, Miklós Németh estime que les réformes politiques hongroises déboucheront à terme sur une démocratie parlementaire de type occidental, il mentionne que la stabilisation de l'économie pourrait prendre jusqu'à quatre ans[44]. L'inflation atteint 16 % en 1988 et le gouvernement annonce début janvier de fortes hausses du prix des produits alimentaires, dont le syndicat officiel demande qu'elles soient compensées par des hausses de salaires.
Le processus de réforme politique s'accélère début 1989. Le 11 février, le Comité central du Parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH) accepte le principe d'une transition vers le multipartisme, assortie de conditions et sur un calendrier de plusieurs années. Réuni à nouveau les 20 et 21 février, le CC adopte le projet d'une nouvelle constitution qui prévoit l'abandon du rôle dirigeant du parti et fait dépendre l'avenir politique du pays du résultat d'élections libres. Le 23 mars, l'Assemblée nationale adopte un projet de loi qui autorise la grève.
Si les conservateurs sont progressivement exclus des organes dirigeants du PSOH, ils contrôlent encore le ministère de l'Intérieur, la milice et une partie du corps des officiers de l'armée. Aussi, comme en Pologne, les acteurs du changement se retrouvent-ils face au dilemme « compromis ou confrontation ».
Fin de la version officielle de la révolte de 1956
Comme en 1956, les opposants sont encouragés par les évènements en Pologne. Fin 1988 et début 1989, l'opposition met en question la légitimité du pouvoir autour du sujet extrêmement symbolique de la réhabilitation d'Imre Nagy[48]. Début décembre, des organisations étudiantes organisent les premières conférences sur la révolution de 1956. Le 28 janvier, Imre Pozsgay déclare que « l'insurrection de 1956 était une insurrection populaire et non une contre-révolution », anticipant les conclusions du rapport commandité par le PSOH qui rejette fermement l'interprétation du soulèvement de 1956 comme étant une contre-révolution, et qui indique que le « soulèvement populaire contre le pouvoir d'État existant » était la conséquence directe de l'ordre donné par le gouvernement aux forces armées d'ouvrir le feu sur des manifestants à Budapest le soir du 23 octobre[48],[44]. Le grandiose hommage posthume à Imre Nagy, le 16 juin, marque symboliquement la fin du pouvoir communiste : le PSOH espère en faire un moment de réconciliation nationale, mais le président de la FIDESZ, Viktor Orbán, prononce un discours qui est un véritable réquisitoire contre le communisme, réclame des excuses du gouvernement soviétique et le châtiment de ses complices hongrois, dont János Kádár[48].
« Table ronde » et changement de système
S'inspirant du modèle polonais, le PSOH et les partis naissants d'opposition s'accordent pour la tenue d'une « table ronde », associant aussi des représentants de la société civile, qui se déroule du 13 juin au 18 septembre. Les principaux partis d'opposition sont le Forum démocrate hongrois (MDF) et l'Alliance des démocrates libres (SZDSZ). Les discussions débouchent sur un accord qui prévoit la tenue d'élections libres, l'instauration d'un parlement monocaméral et d'une présidence forte dotée du pouvoir de choisir son Premier ministre, ainsi que la légalisation et l'octroi de droits aux partis politiques[44],[48].
Le 7 octobre, le PSOH s'auto-dissout et son aile modérée fonde le Parti socialiste hongrois (MSZP) avec un programme de socialisme démocratique. Le 23 octobre, jour anniversaire du soulèvement de 1956, après l'adoption de l'Acte N° XXXI révisant la constitution de 1949, par le parlement encore composé exclusivement de députés élus sous l'ère communiste, le président hongrois Matyas Szürös déclare la fin de la république populaire de Hongrie et proclame la troisième république de Hongrie. Miklós Németh demeure à titre provisoire Premier ministre, poste qu'il occupera jusqu'au 23 mai 1990[44],[48],[49]. Les premières élections législatives libres se déroulent les 25 mars et 8 avril 1990. Elles sont remportées par une coalition des partis d'opposition libérale de centre-droit emmenée par le Forum démocrate hongrois[50].
Ouverture du « Rideau de fer » à la frontière avec l'Autriche
Tout au long de cette période de bouleversement politique, le gouvernement hongrois recherche l'appui des pays de l'Ouest. Il multiplie les contacts diplomatiques, utilise les réformes qu'il mène pour obtenir des aides de la RFA en particulier. Il espère que le rehaussement de son prestige international sera un atout sur le plan intérieur. Dans ce cadre de cette stratégie de relations extérieures, la Hongrie se rapproche de l'Autriche. La première brèche dans le rideau de fer n'est pas le fait de la chute du mur de Berlin mais de l'ouverture de la frontière entre la Hongrie et l'Autriche résultant d'un accord passé entre les deux gouvernements le 13 février 1989. Le 2 mai, la Hongrie commence à démanteler les clôtures installées le long de sa frontière avec l'Autriche. Selon des informations provenant d'Allemagne de l'Ouest le 18 juillet, au moins 60 ressortissants est-allemands ont réussi à gagner l'Autriche depuis le début des travaux de démolition des installations empêchant le franchissement de la frontière entre la Hongrie et l'Autriche. Un mois plus tard, selon Reuters, ce sont plus de 1 100 ressortissants de RDA qui ont fui en Autriche via la Hongrie depuis le début du mois d'août[44].
Le 25 août, lors d'une rencontre secrète, les dirigeants de la RFA et de la Hongrie s'accordent pour que les citoyens est-allemands puissent librement franchir la frontière austro-hongroise en échange de l'octroi de crédits importants par la RFA. Les Hongrois décident ainsi de ne plus respecter un accord de 1968 entre les pays du pacte de Varsovie qui exclut qu’un citoyen du bloc de l’Est d’où qu’il vienne puisse passer à l’Ouest. Le 10 septembre 1989, la Hongrie ouvre officiellement sa frontière avec l'Autriche, permettant ainsi aux Allemands de l'Est de fuir à l'Ouest, affaiblissant ainsi le régime communiste de la RDA[44].
La décision hongroise a été prise en toute indépendance, sans consulter les Soviétiques et malgré les protestations vigoureuses de Berlin-Est. Cette décision est un facteur déterminant de la bascule du pouvoir en Tchécoslovaquie et en RDA, où les dirigeants communistes affichent encore au milieu de l'été 1989 une grande confiance dans leur avenir[48].