Cinéma
art produisant des œuvres en images animées enregistrées / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
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Le cinéma est un art du spectacle. En français, il est désigné comme le « septième art », d'après l'expression du critique Ricciotto Canudo dans les années 1920[1]. L’art cinématographique se caractérise par le spectacle proposé au public sous la forme d’un film, c’est-à-dire d’un récit (fictionnel ou documentaire), véhiculé par un support (pellicule souple, bande magnétique, contenant numérique) qui est enregistré puis lu par un mécanisme continu ou intermittent qui crée l’illusion d’images en mouvement, ou par l'enregistrement et la lecture continue de données informatiques. La communication au public du spectacle enregistré, qui se différencie ainsi du spectacle vivant, se fait à l’origine par l’éclairement à travers le support, le passage de la lumière par un jeu de miroirs ou/et des lentilles optiques, et la projection de ce faisceau lumineux sur un écran transparent (Émile Reynaud, Thomas Edison) ou opaque (Louis Lumière), ou la diffusion du signal numérique sur un écran plasma ou à diodes. Au sens originel et limitatif, le cinéma est la projection en public d’un film sur un écran (en salle ou en plein-air). Dès Émile Reynaud, en 1892, les créateurs de films comprennent que le spectacle projeté gagne à être accompagné d'une musique qui construit l’ambiance du récit, ou souligne chaque action représentée. Très rapidement, ils ajoutent des bruits provoqués par un assistant lors de chaque projection, et font commenter les actions par un bonimenteur. Depuis son invention, le cinéma est devenu à la fois un art populaire, un divertissement, une industrie et un média. Il peut aussi être utilisé à des fins publicitaires, de propagande, de pédagogie ou de recherche scientifique ou relever d'une pratique artistique personnelle et singulière.
Le terme « cinéma » est l’abréviation de cinématographe[2] (du grec κίνημα / kínēma, « mouvement » et γραϕή / graphê, « art d'écrire, écriture »), nom donné par Léon Bouly à l'appareil de prise de vues dont il dépose le brevet en 1892. N'ayant plus payé les droits les années suivantes, et son invention tournant court, il en perd la propriété et les frères Lumière lui reprennent cette appellation. Antoine Lumière (le père) aurait préféré que la machine de ses fils soit nommée « Domitor », mais Louis et Auguste préférèrent Cinématographe, mot à leur avis plus dynamique. Cependant, le mot d'Antoine revint en 1985, l'Association internationale pour le développement de la recherche sur le cinéma des premiers temps s'étant surnommée Domitor. Le mot cinéma est polysémique, il peut désigner l’art filmique, ou les techniques des prises de vue animées et de leur présentation au public, ou encore, par métonymie, la salle dans laquelle les films sont montrés. C’est dans cette dernière acception que le terme est lui-même souvent abrégé en français dans le langage familier, en « ciné » ou « cinoche », la référence à l’écran de projection ayant par ailleurs donné l’expression des cinéphiles, « se faire une toile ». Dans le même registre, « se faire son cinéma », « c’est du cinéma » (c’est mensonger ou exagéré), sont des expressions nées du 7e art.
À noter que dès 1891, Thomas Edison nomme caméra Kinétographe l'appareil de prise de vues photographiques animées qu'il a imaginé et que son assistant, William Kennedy Laurie Dickson, met au point, et qui est à l'origine des premiers films du cinéma, dès 1891. Ce terme de kinétographe (d’après le grec ancien kinetos et graphein qui signifient respectivement « animé » et « écrire ») sert de base d'appellation du cinéma dans plusieurs langues autres que latines. Kino, aussi bien en allemand qu'en russe, et dans bien d'autres langues[3], désigne le cinéma[4].
Si les films sont des objets représentatifs de cultures spécifiques dont ils sont le reflet parfois fidèle[5], leur diffusion est potentiellement universelle, les récits qu’ils véhiculent sont en effet basés sur les grands sentiments partagés par toute l’humanité. Leur exploitation en salles, favorisée par le sous-titrage ou le doublage des dialogues, est devenue secondaire au niveau commercial, la vente des droits de diffusion aux chaînes de télévision, et leur mise à disposition dans des formats domestiques sont devenues les principales sources de recettes du cinéma.
Précinéma et prémices
Le cinéma naît à la fin du XIXe siècle. Pour désigner les recherches qui mènent à l’invention du cinéma, donc avant les premiers films en 1891, on parle de précinéma[6]. Il est souvent affirmé que les inventeurs du cinéma furent les frères Lumière. Eux-mêmes n’en revendiquaient pas tant et corrigeaient cette affirmation en rappelant que le cinéma a été le résultat de recherches poursuivies fiévreusement un peu partout dans le monde, et que tout un chacun était arrivé à ses fins « dans un mouchoir ». En fait, les premiers films, ainsi que le précise Laurent Mannoni, historien du cinéma et conservateur des appareils à la Cinémathèque française, sont enregistrés par la caméra Kinétographe (en grec, écriture du mouvement) « caméra de l’Américain Thomas Edison, brevetée le 24 août 1891, employant du film perforé 35 mm et un système d’avance intermittente de la pellicule par « roue à rochet »[7]. »
« Cent quarante-huit films sont tournés entre 1890 et septembre 1895 par Dickson et William Heise à l'intérieur d'un studio construit à West Orange, le "Black Maria", une structure montée sur rail, orientable selon le soleil[8]. »
Mais l’illusion d’images en mouvement est donnée auparavant (début du XIXe siècle) par des jouets scientifiques qui utilisent des dessins représentant un sujet dans les différentes phases d’un geste décomposé en une ou deux douzaines de vignettes dont on regarde la succession par des fentes ou par le biais de miroirs en rotation. Ces jouets optiques, ou « jouets de salon », qu’affectionne un riche public, visent à développer la curiosité scientifique dans l’esprit des enfants de bonne famille. Ce sont notamment le Phénakistiscope du Belge Joseph Plateau, le Zootrope de l’Anglais William George Horner, le Folioscope du Français Pierre-Hubert Desvignes, qui est une adaptation du Flipbook de l'Anglais John Barnes Linnett, et le Praxinoscope du Français Émile Reynaud. Existe aussi le Zoopraxiscope du photographe britannique Eadweard Muybridge, mais il faut remarquer que Muybridge et son célèbre équivalent français Étienne-Jules Marey et son assistant Georges Demenÿ mettent au point diverses machines ou procédés optiques dans un but plus scientifique que commercial, pour tenter de décomposer, et ainsi d'étudier, les mouvements des êtres humains ou des animaux, et en général tout phénomène trop rapide pour être analysé par le regard humain (exemples : chute d'une goutte d'eau, explosions ou réactions chimiques).
Premiers films
En 1891, c'est sous la direction de l’Américain Thomas Edison, l’inventeur de la fabrication industrielle des ampoules électriques et le concepteur et fabricant du phonographe, que son principal collaborateur, l'ingénieur électricien William Kennedy Laurie Dickson, réussit des prises de vues photographiques animées et leur présentation au public.
Premières caméras de prise de vues
Thomas Edison, devenu presque sourd pendant son adolescence, rêve de coupler au phonographe une machine qui permettrait d’enregistrer l’image d’un chanteur ou d’un orchestre interprétant une chanson ou un air d’opéra. « On pourrait ainsi assister à un concert du Metropolitan Opera cinquante ans plus tard, alors que tous les interprètes auraient disparu depuis longtemps »[9].
Une invention fondamentale arrive à point nommé, celle de l’Américain John Carbutt qui, en 1888, met sur le marché, fabriqué par les usines de George Eastman, un support souple en celluloïd, destiné à la photographie, débité en plaques et en rouleaux de 70 mm de large, enduits ou non de substance photosensible. La date de 1888 peut être ainsi considérée comme la fin du précinéma et le début du cinéma. À partir du ruban souple non perforé de Carbutt-Eastman, Edison et Dickson créent d'abord un format spécifique large de 19 mm. C'est un format aux photogrammes circulaires d’environ 13 mm de diamètre (survivance des jouets optiques) qui défilent à l'horizontal, entraînés par une seule rangée de perforations rectangulaires arrondies, disposées en bas des photogrammes, à raison de six perforations par image. Dickson et son assistant William Heise enregistrent sur ce support les premiers films du cinéma. « Les bandes tournées par Dickson sont à proprement parler les premiers films[10]. » Le mécanisme utilisé pour faire avancer la pellicule et l'arrêter derrière l'objectif pour impressionner une image, puis redémarrer pour s'arrêter aussitôt pour impressionner une autre image, est déjà connu du monde de la mécanique : la roue à rochet à avance électrique. C'est Edison qui a l'idée d'utiliser le mot anglais film, qui signifie « voile », « couche », pour désigner les bobineaux de pellicule impressionnés[11].
Dans l'un de ces films, William Heise filme Dickson qui salue d’un coup de chapeau les futurs spectateurs. C’est en principe le premier film du cinéma, selon certains historiens, mais pour d’autres, c’est encore un essai faisant partie du précinéma. Il s’intitule Le Salut de Dickson (Dickson Greeting), et dure moins d'une dizaine de secondes, dont il ne subsiste que deux. Il est présenté le 20 mai 1891 devant une assemblée de cent-cinquante militantes de la Federation of Women’s Clubs. Le succès est au rendez-vous, les spectatrices, individuellement ou deux par deux, se pressent autour des kinétoscopes et visionnent plusieurs fois chacune Le Salut de Dickson, manifestant leur étonnement et leur satisfaction, dans ce qui est la première représentation publique d'un film[12]. Le cycle recherché de l'enregistrement du mouvement et de sa restitution est enfin acquis[13], la date est certifiée par cette présentation publique, les premiers films sont ceux d’Edison-Dickson.
En 1893, Edison et Dickson décident d'augmenter la surface des photogrammes en débitant en deux rouleaux de 35 mm de large le support Eastman de 70 mm, qu'ils dotent de deux jeux de quatre perforations rectangulaires pour chaque photogramme et qui, cette fois, défile à la verticale. Ils lancent ainsi ce qui va devenir vingt ans plus tard le format standard international des prises de vues et des projections cinématographiques. Ce format, le 35 mm, est encore utilisé aujourd'hui, bien que supplanté par les procédés numériques.
Premier appareil de visionnement d'images animées
Parallèlement à l’expérimentation de ces deux formats, Dickson met au point, dans le cadre industriel Edison, un appareil pour voir en mouvement les futurs films, c’est le kinétoscope, un meuble en bois sur lequel le spectateur se penche et peut visionner individuellement un film qui se déroule en continu, entraîné par un moteur électrique, devant une boîte à lumière. L'utilisateur observe le film à travers un œilleton et un jeu de loupes grossissantes. Le mouvement est restitué par le passage d’un obturateur à disque mobile, synchronisé avec l’entraînement du film grâce aux perforations, qui dévoile les photogrammes les uns après les autres, à la cadence de 18 unités par seconde. « The cinema, as we know it today, began with the invention of the Kinetograph and Kinetoscope. These two instruments represent the first practical method of cinematography » (Le cinéma, tel que nous le connaissons aujourd'hui, commença avec l'invention du kinétographe et du kinétoscope. Ces deux machines sont la première méthode réussie de la prise de vues cinématographique)[14].
Les kinétoscopes (dont l'appellation commerciale est très exactement kinetoscope peep show machine), attirent de nombreux curieux, mais Edison, dans l’euphorie de la victoire, dépose le brevet de son appareil uniquement pour le territoire américain, une faute stupéfiante de la part d’un homme pourtant tatillon et procédurier. Les contrefaçons vont aussitôt se développer dans le monde entier, Edison n’y pouvant rien. « À ce moment-là, il était bien entendu déjà trop tard pour protéger mes intérêts », écrit-il dans ses mémoires[15]. Pourtant, il organise à Paris, durant l’été 1894, des démonstrations publiques de kinétoscopes, auxquelles assiste Antoine Lumière, photographe de grand talent et père d'Auguste et Louis. Antoine assiste également, à quelques pas de là, à une séance de projection des premiers dessins animés du cinéma, que présente le dessinateur et inventeur français Émile Reynaud au sous-sol du Musée Grévin, avec son Théâtre optique. Antoine revient à Lyon et oriente ses fils vers la conception de machines équivalentes du kinétographe et du kinétoscope.
C’est ainsi que le 26 décembre 1894, on peut lire dans le quotidien Le Lyon républicain, que les frères Lumière « travaillent actuellement à la construction d’un nouveau kinétographe, non moins remarquable que celui d’Edison, et dont les Lyonnais auront sous peu, croyons-nous, la primeur »[16], preuve irréfutable de l'antériorité des machines et des films Edison sur ses concurrents français. L'historien du cinéma Georges Sadoul affirme haut et fort que « les bandes tournées par Dickson sont à proprement parler les premiers films »[1], mais dans le même ouvrage, il délivre un impressionnant Essai de chronologie mondiale, cinq mille films de cinquante pays, qu'il commence en 1892, avec les projections d'Émile Reynaud. L'historien tient compte à la fois des essais de Dickson entre 1888 et 1891 (y compris Le Salut de Dickson, qu'il estime n'être qu'un essai) et des Pantomimes lumineuses de Reynaud[1]. À partir de ces présentations publiques, une course folle est lancée mondialement pour trouver un équivalent aux machines d'Edison, et si possible en améliorer la technique. Comme chacun sait, c'est Louis Lumière qui remporte la course (son invention personnelle — en collaboration avec l'ingénieur parisien Jules Carpentier — est généralement signée du nom des « frères Lumière », car un contrat tacite existe entre les deux fils d'Antoine, qui y ont stipulé que toute invention fait partie du patrimoine commun Lumière, et de la future succession du père).
À partir de 1893, Edison ouvre un peu partout sur le territoire américain, ou fait ouvrir sous licence, des Kinetoscope Parlors, des salles où sont alignés plusieurs appareils chargés de films différents qu’on peut visionner moyennant un droit d’entrée forfaitaire de 25 cents. Ce sont les premières vraies recettes du cinéma, les ancêtres, pourrait-on dire, des salles de cinéma. Laurie Dickson est chargé de diriger les prises de vues des films nécessaires, il est ainsi le premier réalisateur de l’histoire. Il fait construire le premier studio de cinéma, le Black Maria (surnom populaire des fourgons de police, noirs et inconfortables), recouvert de papier goudronné noir dont l’effet à l’intérieur est celui d’une serre surchauffée. Le petit bâtiment à toit ouvrant est posé sur un rail circulaire et peut s’orienter en fonction de la position du soleil, car la lumière du jour sera longtemps le seul éclairage utilisé pour tourner des films. Chaque film est d'une durée maximale de 60 secondes, composé d'une seule prise de vues, un unique plan dont le contenu, au début, relève plutôt du music-hall et des attractions de foire. L'industriel refuse obstinément, malgré les conseils pressants de Dickson, de développer la mise au point d'un appareil de projection sur grand écran, ce qui n'aurait posé aucune impossibilité technique, mais Edison pense que l'exploitation individuelle des films dans les kinetoscope parlors est commercialement préférable à une exploitation devant un public rassemblé. En 1895, le succès des films de Louis Lumière, tous tournés en extérieurs naturels, oblige Edison à déserter le Black Maria. Il fait alléger le kinétographe en supprimant le moteur électrique et il adopte la manivelle qu'utilise la caméra Cinématographe Lumière. Il rachète alors un appareil de projection à un inventeur en faillite et lance le vitascope. En 1895-1896, diverses machines de cinéma apparaissent presque simultanément à la présentation du cinématographe Lumière, et même parfois avant, mais n'obtiennent pas le même succès. En 1914, un incendie ravage à West Orange la filmothèque aux galettes de films en nitrate de cellulose. Heureusement, Edison, en avance sur ses contemporains, a institué un dépôt légal de ses productions filmées, auprès de la Bibliothèque du Congrès, sous la seule forme autorisée : le support papier. Il a fait tirer une copie des films sur une bande papier perforée de 35 mm de large enduite d'émulsion photosensible développée puis fixée. Les films papier sont de qualité médiocre mais, une fois banc-titrés, ils restituent aujourd'hui les œuvres détruites[17].
Premières projections animées
En 1877, Émile Reynaud, professeur de sciences et photographe, crée son jouet optique, le Praxinoscope, dont il dessine lui-même les vignettes, amusantes ou poétiques. Le Praxinoscope rencontre tout de suite la faveur du public et le dernier modèle permet même la projection des dessins sur un tout petit écran, car Reynaud pense que son art ne peut atteindre son apogée qu’en reprenant l’effet magique des lanternes lumineuses. Mais, comme pour tous les « jouets de salon », ses sujets sont en boucle : le geste, la pirouette, la transformation, ne durent qu’une seconde. En 1892, un an après les premiers films d’Edison, dont la durée n’est pas très longue (20 à 30 secondes), Reynaud entreprend de fabriquer un projet ambitieux qui l’obsède depuis quelque quinze années : une machine qui permettrait de projeter sur un grand écran, en donnant l’illusion du mouvement, des dessins qui racontent une vraie histoire d’une durée de deux à cinq minutes. Avec patience, il dessine et peint plusieurs centaines de vignettes qui représentent les différentes attitudes de personnages en mouvement, confrontés les uns aux autres, sur des carrés de gélatine qu'il encadre de papier fort (comme le seront plus tard les diapositives) et qu'il relie l'un à l'autre par des lamelles métalliques protégées par du tissu, le tout d’une largeur de 70 mm. Sa technique est le début de ce que l’on appellera le dessin animé, et le mouvement reconstitué classe bien son spectacle dans la catégorie des films, donc du cinéma.
- Émile Reynaud projetant Pauvre Pierrot dans son Théâtre optique. Gravure de Louis Poyet.
- Pauvre Pierrot, premier dessin animé de l'histoire (1892), première projection animée sur grand écran devant un public payant rassemblé.
- Les Pantomimes lumineuses, affiche de Jules Chéret.
En octobre 1892, Émile Reynaud présente à Paris, dans le Cabinet fantastique du Musée Grévin, ce qu’il baptise le Théâtre optique, où sont projetées ses pantomimes lumineuses, ainsi qu’il appelle ses films. Le Théâtre optique d’Émile Reynaud innove considérablement par rapport à Thomas Edison en inaugurant les premières projections de films animés sur grand écran. Contrairement au visionnage solitaire des kinétoscopes, le public du Théâtre optique est rassemblé pour suivre l’histoire projetée sur l’écran. Ainsi, le Musée Grévin peut s’enorgueillir d’avoir été la première salle de projection de cinéma, trois ans avant les projections des frères Lumière au Salon indien du Grand Café.
Cinématographe Lumière
Durant l’automne 1894, lors d’un voyage à Paris, Antoine Lumière assiste à l’une des projections animées du Théâtre optique d’Émile Reynaud au Musée Grévin, au no 10 du boulevard Montmartre. Puis il se rend à une démonstration du kinétoscope, organisée à quelques centaines de mètres au no 20 du boulevard Poissonnière. Les représentants d’Edison lui offrent un échantillon d’une trentaine de centimètres du film de 35 mm perforé de l’industriel américain. « Émerveillé par le Kinétoscope d'Edison »[18], Antoine revient à Lyon, persuadé que le marché des machines d’enregistrement et de représentation des vues photographiques en mouvement (le mot anglais film, adopté pour la première fois par Thomas Edison en 1893 pour désigner les pellicules impressionnées n'est pas encore connu) est à portée de main et que ce marché est riche en promesses commerciales. Les projections du Théâtre optique et les réactions du public l’ont convaincu aussi que l’avenir n’est pas dans le kinétoscope, vu par un seul spectateur à la fois, mais dans une machine du type de celle de Reynaud, projetant sur un écran des vues animées, devant un public assemblé.
Le film souple est fabriqué par Eastman qui perçoit des droits industriels inclus dans le prix de chaque métrage du support qu’il vend. Ce film lisse se doit d’être transformé sur ses bordures pour que les griffes puissent s’engager dans des perforations et assurer le passage précis d’un photogramme déjà impressionné à un autre photogramme à impressionner. Mais les Lumière savent que les perforations rectangulaires de type Edison ont fait l’objet de plusieurs brevets, et qu’elles sont une réalité industrielle incontournable. Leur duplication serait un cas de contrefaçon de la part des Lumière qu'Edison n'aurait pas hésité à poursuivre en justice. Pour éviter de payer des droits à l’Américain, Louis Lumière dote leur film de perforations rondes, disposées latéralement à raison d’une seule perforation de part et d’autre de chaque photogramme[19],[16]. Le film perforé Edison, plus performant, sera choisi mondialement par les fabricants de pellicule comme format standard de prise de vues et de projection dès 1903. À cette date, les Lumière se retireront de la course à la production de films, car ils auront compris qu'un nouveau métier venait de naître, qui nécessite des connaissances en dramaturgie, dont ils sont démunis. « Du reste, l’exploitation du Cinématographe, comme spectacle animé, restait modeste relativement à ce qu’elle sera lorsqu’elle réalisera une nouvelle forme du théâtre. Une fois l’engouement de la nouveauté passé, du fait des représentations de la salle du Grand Café, il ne resta sur les boulevards, à Paris, que trois ou quatre petites exploitations, où leurs propriétaires faisaient de bonnes recettes, mais pas fortune rapidement. En province, les grandes villes seules pouvaient avoir une salle de cinéma, assurée de faire ses frais »[20].
Fin 1895, les frères Lumière montent une série de projections payantes à Paris, dans le Salon indien du Grand Café, au no 14 du boulevard des Capucines. Le premier jour, 28 décembre 1895, seulement trente-trois spectateurs (dont deux journalistes) viennent apprécier les diverses « vues »[21],[1]. Le bouche-à-oreille aidant, en une semaine la file d'attente atteint la rue Caumartin. Les projections se font à guichet fermé et les séances sont doublées, le retentissement de ce succès qui, au fil des mois, ne se dément pas, est mondial. Dix films, que Louis Lumière appelle des « vues photographiques animées », constituent le spectacle, dont La Sortie de l'usine Lumière à Lyon, La Place des Cordeliers à Lyon, Le Débarquement du congrès de photographie à Lyon, Baignade en mer, des enfants plongeant dans les vagues, Les Forgerons, à l’exemple d’Edison, mais avec de vrais forgerons et une vraie forge car Dickson, pour les besoins du tournage, s’était contenté de reconstituer la forge avec de simples figurants peu convaincants. Suivent deux scènes de famille avec un bébé, la fille même d’Auguste Lumière, Le Repas de bébé et La Pêche aux poissons rouges, puis deux « vues comiques », en fait des pitreries militaires, La Voltige et Le Saut à la couverture, dans la tradition des comiques troupiers. La séance se termine par le célèbre L'Arroseur arrosé (Le Jardinier), qui est en vérité la première fiction sur pellicule photographique animée de l’histoire du cinéma, jouée par des comédiens (les premières fictions du cinéma étant les pantomimes lumineuses dessinées d’Émile Reynaud).
Thomas Edison comprend que la technique de projection sur grand écran du cinématographe vient de sonner le glas de son kinétoscope. Son ingénieur Laurie Dickson, dont il a repoussé les conseils, passe à la concurrence. Pressé par le temps, Edison rachète à l’inventeur Francis Jenkins son appareil de projection sorti en octobre 1895 sous le nom de Phantascope, qu’il adapte avec l’aide de l’ingénieur Thomas Armat, et qu’il appelle le Vitascope. Edison peut alors projeter sur grand écran les nombreux films qu’il a déjà fait enregistrer depuis 1893 avec le kinétographe (148 titres)[8]. De son côté, Émile Reynaud maintient ses projections au Musée Grévin. Il draine un demi-million de spectateurs, entre 1892 et 1900, ce qui représente un beau succès pour une unique salle aux modestes dimensions. Cependant, la concurrence toute proche du Grand Café l’atteint directement et il réagit en essayant d’adapter à sa machine des bandes photographiques. Mais les films Eastman sont en noir et blanc, et leur colorisation avec des vernis va à l’encontre des teintes pastels des dessins délicats de Reynaud. À l’orée du XXe siècle, Émile Reynaud fait faillite. De désespoir, il détruit ses machines, revendues au poids des matériaux. Quant aux bandes dessinées, il les jette dans la Seine. Une perte irréparable… N’en réchappent que deux merveilles, Autour d'une cabine, et Pauvre Pierrot[22].
Naissance d'une industrie
Pour varier les programmes, et surtout vendre leurs films et leur Cinématographe (l'appareil même) aux riches particuliers, les frères Lumière alimentent leur fonds par des « vues » que Louis fait tourner par des opérateurs envoyés dans le monde entier. Les plus célèbres d’entre eux, Gabriel Veyre, Alexandre Promio, Francis Doublier, Félix Mesguich enregistrent des bobineaux qui ne comptent qu’une unique prise de vues, un seul plan. Exceptionnellement, ils arrêtent de « mouliner », afin d'économiser la précieuse pellicule Eastman lors d’une scène qu’ils estiment longuette, et ils reprennent un peu plus tard, créant ainsi deux plans dans le même bobineau qui est ensuite coupé et recollé en éliminant les photogrammes surexposés qui correspondent à l'arrêt et au redémarrage de la caméra. Prémices du montage ? On peut affirmer que non, puisqu'il s'agit d'une simple réparation.
Cependant, Georges Méliès, célèbre illusionniste, assiste à l’une des toutes premières projections du Grand Café. Il imagine tout de suite comment la projection de films pourrait enrichir son spectacle au théâtre Robert-Houdin qu'il a racheté en 1888. Il propose à l’issue de la séance de racheter pour une somme astronomique (il est alors fortuné) les brevets qui protègent le cinématographe. Antoine Lumière refuse avec bonhomie et lui aurait dit : « Jeune homme, je ne veux pas vous ruiner, cet appareil n’a de valeur que scientifique, il n’a aucun avenir dans le spectacle ».
Après le refus poli d’Antoine Lumière, Georges Méliès ne s'avoue pas vaincu, ce n'est pas son genre. Il se tourne vers ses amis anglais, Birt Acres et Robert William Paul, inventeurs de la Kinetic camera qu'ils ont mise au point à peu près aux mêmes dates que le cinématographe Lumière. Robert William Paul s'est fait une réputation en fabriquant en Angleterre les contrefaçons du kinétoscope d'Edison. Cette fois, il fournit à Méliès une caméra en modèle unique. Reste au Français à alimenter son appareil avec de la pellicule, car Eastman n'approvisionne que très peu le marché européen, et cela depuis la mise au point de la bande en celluloïd. « La pellicule était rare à cette époque, elle nous était fournie en petites longueurs par la maison Eastmann (sic) qui en chargeait ses kodaks et par Balagny, qui nous donnait des bandes de collodion émulsionnées au gélatino-bromure, mais ne dépassant pas 1,5 m de longueur. Le nombre d’images obtenues était ainsi fort limité »[23]. Méliès réussit à se procurer en Angleterre un stock de film Eastman 70 mm vierge et se lance dans deux périlleuses opérations techniques qu'il mène lui-même, prestidigitation oblige ! Il bricole une machine pour couper le précieux film en deux rubans de 35 mm. Puis, avec une autre machine de sa fabrication, il crée une rangée de perforations rectangulaires sur chaque bord de la pellicule. Son film est prêt à être impressionné.
Léon Gaumont, un industriel qui vend du matériel et des fournitures pour la photographie, et qui a cru pour un temps au format 58 mm de Georges Demenÿ, offre bientôt un catalogue foisonnant de bobineaux de cinéma 35 mm[24]. L'une de ses employées, Alice Guy, a l'idée de créer des petits films promotionnels, et devient ainsi la première femme cinéaste du monde[25] : elle réalise elle-même des centaines de bobineaux, dont une Passion (de Jésus) qui marque l'arrivée de la religion sur le marché des salles obscures, et qui bénéficie d'un scénario célèbre et éprouvé : le chemin de croix. Un nouveau venu arrive dans la course au succès : Charles Pathé, un forain enrichi par ses présentations de films sur des kinétoscopes de contrebande, qui décide d’envoyer des opérateurs à travers le monde, suivant l’exemple de Louis Lumière, pour filmer des scènes typiques, toujours sous la forme de bobineaux contenant une seule prise de vues[24]. En peu de temps, avec l'aide de son frère, sa société, Pathé-Cinéma, devient aussi puissante que les plus importantes maisons de production américaines, que ce soit Edison Studios ou Vitagraph Company. Son emblème triomphal est le coq gaulois, et l'est encore aujourd'hui.
Un objectif, non pas marketing, mais macro-économique peut être également poursuivi par les gouvernants d’un pays grâce au cinéma[26]. Dans la préface de l’ouvrage de Philippe d’Hugues, L’envahisseur américain. Hollywood contre Billancourt (1999), Hervé Lavenir de Buffon, Président du Centre d’études et d’action européenne, considère que les États-Unis ont « la volonté de conquête totale, non seulement du marché européen et mondial, mais - bien au-delà des domaines du film, de la télévision, de la communication par l’image et le son – de tout l’empire of mind que Winston Churchill désignait comme l’un des empires du futur ».Cette volonté n’est pas nouvelle, elle remonte aux années vingt, époque au cours de laquelle le Président Hoover déclarait : « Là où le film américain pénètre, nous vendons davantage d’automobiles américaines, plus de casquettes, plus de phonographes américains ».Que dire, pour finir, des films qui ne semblent pas a priori véhiculer d’idéologie ? Jean-Loup Bourget[27] semble considérer, dans un chapitre entier qu’il consacre à l’idéologie, que tous les films en ont une part : « De manière explicite ou sous-jacente, délibérément ou à leur insu, les films véhiculent une idéologie, ils sont inscrits dans un contexte social et politique, national et international, auquel ils ne sauraient entièrement échapper : faire un film d’évasion est encore une façon de réagir à ce contexte, de même que l’ « apolitisme » est une attitude politique parmi d’autres » (Bourget, 2002, p. 149). Le contenu idéologique n’est pas seulement le fait des cinéastes, il peut être également celui des spectateurs, amateurs ou critiques, dès lors que ces derniers jugent qu’un film propage, même de manière diffuse et implicite, certaines valeurs, par exemple de l’American way of life, aux dépens d’autres valeurs, d’autres cultures (Bourget, 2002).
Naissance d’un langage
De 1891 à 1900, et même quelques années plus tard, les films se présentent toujours sous le même aspect : un bobineau de pellicule 35 mm de 20 mètres environ (65 pieds), sur lequel est impressionnée une unique prise de vues comprenant un seul cadrage (un plan), qui, en projection, dure moins d’une minute.
Ce sont les cinéastes anglais qui, les premiers, découvrent les vertus du découpage en plans et de son corollaire, le montage. L’historien du cinéma Georges Sadoul les regroupe sous le nom d’« école de Brighton », et réserve aux plus inventifs d'entre eux un coup de chapeau mérité : « En 1900, George Albert Smith était encore avec James Williamson à l'avant-garde de l'art cinématographique »[1]. D'autres n'hésitent pas à déclarer : « Alors que William Kennedy Laurie Dickson, William Heise, Louis Lumière, Alexandre Promio, Alice Guy, Georges Méliès, bref, les inventeurs du cinéma primitif, ne dérogent pas à l’habitude, tout à la fois photographique et scénique, de tourner une seule prise de vue pour filmer une action unique dans un même lieu, George Albert Smith, lui, décrit une action unique se déroulant en un même lieu, à l’aide de plusieurs prises de vues qui sont reliées entre elles par la seule logique visuelle. Ce qu’on appellera plus tard le découpage technique, le découpage en plans de l’espace et du temps à filmer »[28].
Réalisé par George Albert Smith en 1900, le film Les Lunettes de lecture de Mamie, ou La Loupe de grand-maman, est le premier film où est expérimenté une manière spécifique du cinéma de décrire une action. Dans ce film d’une minute vingt au sujet très mince, comme il est de coutume de les concevoir à l’époque : un enfant utilise la loupe de sa grand-mère pour observer autour de lui, George Albert Smith fait alterner deux sortes de prises de vue. Un cadrage principal et large montre le jeune garçon en compagnie de son aïeule, occupée à repriser. Le gamin emprunte la loupe et la dirige d’abord vers une montre, que l’on voit alors en gros plan à travers une découpe ronde en forme de loupe. Le jeune garçon cherche autour de lui, et braque sa loupe vers un oiseau en cage. Gros plan de l’oiseau à travers la découpe. L’enfant dirige ensuite la loupe vers sa mamie. Un très gros plan plutôt drolatique montre l’œil droit de la grand-mère, qui tourne dans tous les sens, toujours vu par le biais d’une découpe ronde. Le petit-fils aperçoit le chaton de sa mamie, caché dans son panier à couture. Gros plan du chaton à travers la loupe. Le chaton bondit hors du panier, la grand-mère arrête là le jeu de son petit-fils. Cette succession de prises de vues, liées par un même récit, inaugure la division en plans d’un film de cinéma, ce qu’on appelle aujourd'hui le découpage technique, ou plus simplement le découpage. Et sa suite logique, qui est le montage de ces éléments filmés séparément, dit montage alterné. La découverte est de taille, fondamentale. En prime, ce film invente le plan subjectif, puisque chaque gros plan vu à travers la loupe, est un plan subjectif qui emprunte le regard du jeune garçon. À notre époque, ce découpage en plans semble facile et évident, presque banal. Mais en 1900, c'est une révolution.
Georges Méliès, lui, ne comprend pas l’apport essentiel au cinéma de ses bons amis de Brighton, et Le Voyage dans la Lune qu'il réalise en 1902 est là encore, malgré ses nombreuses inventions humoristiques, une suite de tableaux à la manière du music-hall, pour une durée de presque 13 minutes. Cette réserve permet d'affirmer que Georges Méliès n’est pas, contrairement à ce qui est souvent dit, l’inventeur de la fiction, alors que son apport technique, comme illusionniste, est considérable, notamment avec l'arrêt de caméra, un procédé qu'il reprend à William Heise et Alfred Clark, de l'équipe d'Edison qui ont tourné L'Exécution de Mary, reine des Écossais en 1895. Mais alors que William Heise n'utilise qu'une seule fois ce « truc » élémentaire (encore fallait-il le découvrir), Georges Méliès, lui, après un premier essai réussi en 1896 (Escamotage d'une dame au théâtre Robert-Houdin), décline l'arrêt de caméra sur plusieurs dizaines de films avec une invention chaque fois renouvelée et une dextérité extraordinaire, qui étonnent encore aujourd'hui tous les professionnels du cinéma.
Les actualités cinématographiques, diffusées en salle à partir de la fin du XIXe siècle, proposent des actualités reconstituées par Robert W. Paul, Méliès, Edison, Pathé ou d'autres avec des procédés qui anticipent souvent ceux du cinéma de fiction comme l'explosion du cuirassé Maine à La Havane, tournée par Méliès en 1898, ou le film catastrophe de l'éruption de la montagne Pelée en 1902, réalisé en studio par Pathé. La révolution russe de 1905, reconstituée par Pathé, montre la première version cinématographique de la mutinerie du cuirassé Potemkine, associant d'authentiques images d'un navire (qui n'est pas le Potemkine) à des scènes jouées par des acteurs[29].
En 1908, David Wark Griffith, un autodidacte américain qui commence sa carrière au cinéma en jouant le rôle principal du film Sauvé du nid d’un aigle (durée : 7 minutes), dirigé par Edwin S. Porter, pour lequel il accepte de s’improviser cascadeur, se voit ensuite confier la réalisation d’un film de 13 minutes, Les Aventures de Dollie. Les découvertes de George Albert Smith, et plus généralement de l’école anglaise de Brighton, ont ouvert aux cinéastes un espace créatif immense, dorénavant la durée des films découpés en plans est comprise entre 10 et 13 minutes, c’est-à-dire une bobine de film 35 mm de 300 mètres. On dit alors d’un film qu’il fait 1 bobine ou 2. Les Aventures de Dollie est un film d’une bobine. Le sujet est simple : la fillette d’un couple aisé est enlevée par un couple de « gens du voyage », qui veut se venger de leur comportement hautain. Le père se lance à la poursuite des kidnappeurs et les rattrape, mais ne trouve dans leur roulotte aucune trace de son enfant. Les ravisseurs ont enfermé Dollie dans un tonneau en bois. En passant un gué, la roulotte laisse échapper le tonneau qui part en flottant sur l’eau. Le courant providentiel ramène le tonneau, et la fillette, devant la maison des parents. D.W.Griffith accepte ce sujet, qui semble difficile à réaliser, à cause des différents lieux et de la simultanéité des actions, parce qu’il comprend – et ceci sans aucune expérience préalable – comment il faut traiter ce genre d’actions parallèles. Ce qui n’est pas évident en 1908.
C’est pourtant ce que tente et réussit D.W.Griffith, dès son premier film, Les Aventures de Dollie. Il mélange les plans qui montrent la famille réunie, jouant au badminton, avec des plans du couple de gitans dans leur campement, l’homme revenant de sa confrontation humiliante avec le mari qui l’a frappé et jurant à sa compagne qu’il va se venger. Puis l’homme retourne à la maison de la famille, profite de ce que la fillette est seule, la saisit en l’empêchant de crier et l’emporte au loin. Il arrive au campement et montre la fillette à sa compagne qui en est bouleversée, et qui, pour cette raison, reçoit en punition des coups de son compagnon. Devant la maison, la famille constate la disparition de la fillette et le mari part à sa recherche avec des voisins. Au campement, l’homme dissimule Dollie dans un tonneau qu’il referme. Le père et les voisins déboulent, furieux, et bousculant le couple, cherchent partout sans penser à ouvrir le tonneau. Ils ne peuvent que se retirer bredouilles, laissant libre le couple de kidnappeurs qui lèvent le camp aussitôt. La roulotte part au galop et traverse une rivière, le tonneau se détache, il est entraîné par le courant. Dans leur jardin, le couple aisé se désespère car leurs recherches n’ont rien donné. Plusieurs plans montrent alors le tonneau se déplaçant sur le cours de la rivière, franchissant une petite chute d'eau. Devant la maison, un grand garçon pêche, qui voit le tonneau s’immobiliser dans les herbes qui bordent la rivière. Il appelle le père qui, soudain, tend l’oreille vers le tonneau, ce qui fait penser qu’il entend des cris. Il ouvre le tonneau et libère la petite Dollie. La famille est enfin réunie dans la joie.
Ce découpage est en fait inspiré de la technique romanesque. Bien que n’ayant jamais fréquenté l’université, Griffith est cultivé. Parmi les métiers qui l’ont fait vivre, il y a celui de libraire ; comme Edison, il a beaucoup lu. Il sait que le romancier utilise constamment son don d’ubiquité pour mettre en parallèle deux ou plusieurs actions qui se déroulent en même temps. Griffith pense que le découpage en plans permet de la même façon de passer d’une action se situant dans un décor, à une autre action simultanée se déroulant dans un décor différent mais faisant partie de la même histoire, avec la possibilité d’aller et de retourner à l’un comme à l’autre décor, passer d'une action à une autre, ce que l'on appellera le montage parallèle, qui n'est pas un effet que l'on trouve au montage puisque cette dichotomie est déjà prévue par écrit dans le découpage technique qui suit la rédaction du scénario, donc avant le tournage. C’est cette possibilité de découper en séquences, et non plus en vues, en tableaux ou en scènes, qui permet dorénavant aux cinéastes de traiter des récits de plus en plus longs et complexes, mettant en mouvement de nombreux personnages dans diverses situations, liés par la même histoire. Griffith a ouvert la voie aux longs-métrages. Le cinéma s’y engouffre et les films longs (4 à 6 bobines, et plus) se multiplient, apportant un nouveau souffle au spectacle cinématographique dont la fréquentation augmente considérablement avant la guerre de 1914-1918, et reprend de plus belle après l'armistice.
Avènement du cinéma sonore
En 1892, Reynaud fait accompagner les projections de son Théâtre optique par un pianiste, Gaston Paulin, qui compose, exprès pour chaque bande, une musique originale. On peut dire que ce sont les premières BO (bandes originales) du cinéma. Reynaud a compris que ses Pantomimes lumineuses voient leur force évocatrice décuplée par leur mariage avec la musique, qui assure également un continuum sonore couvrant le bruit du défilement de la bande images. Aujourd’hui, le compositeur de la bande originale d’un film est considéré, au regard des droits d’auteur relatifs à la projection et à la diffusion par support domestique des films, comme l’un des auteurs du film, avec le réalisateur (qui est le plus souvent crédité comme l’unique auteur), le scénariste, et éventuellement le dialoguiste. Les projections de films 35 mm sur support photographique sont accompagnées par un instrumentiste (un pianiste est l’accompagnement de base) ou plusieurs instrumentistes, voire une petite formation de musique de chambre dans les cinémas des beaux quartiers, qui improvisent au cours des premières projections puis reprennent les effets réussis lors des autres séances. Des partitions sont vendues ou louées avec les films, afin que les forains fassent accompagner efficacement les séances, y compris une liste des accessoires nécessaires au bruitage.
« Il faut attendre 1924 pour que Western Electric Company développe aux États-Unis, en collaboration avec Bell Telephone Laboratories, un système de synchronisation sonore, le Vitaphone, qui reprend le procédé du disque gravé. Les ingénieurs de Western Electric ont équipé l’appareil de projection et le phonographe de moteurs électriques synchrones qui entraînent les deux machines à la même vitesse[30]. » Cette fois, la synchronisation du son avec l’image est parfaite du début à la fin. Mais les réticences des forains sont grandes, leur expérience des disques couplés aux films leur a laissé de mauvais souvenirs, projections interrompues, rires ou huées du public, le passif est lourd. Western Electric songe à abandonner son système, mais une opportunité inattendue se présente en 1926. Quatre frères, d’anciens forains qui ont durant plusieurs années organisé des projections itinérantes, rachètent un théâtre dans Manhattan et l’équipent avec le procédé Vitaphone, engageant leurs derniers dollars dans un pari qui semble, aux yeux de leurs contemporains, perdu d’avance. Les frères Warner produisent un film de trois heures, Don Juan, avec la star de l’époque, John Barrymore, qu’ils ont encore sous contrat. Le film comprend quelques rares dialogues enregistrés, mais surtout, tout un fatras de musiques classiques connues, arrangées pour leur donner un air de continuité. On peut dire que ce film est la première expérience réussie de cinéma sonore (images et sons enregistrés). Le couple disque gravé-film 35 mm fonctionne sans incident. Le public de nantis qui assiste aux projections réserve au film un excellent accueil, mais Don Juan ne rentre pas dans ses frais, les places étant trop chères pour drainer le public populaire qui d'ailleurs, à l'époque, recherche d'autres musiques.
Ils ont alors l’idée de filmer un chanteur de cabaret des plus populaires, Al Jolson, un Blanc grimé en Noir. Ils tournent Une scène dans la plantation, un film d’une seule bobine. Le public populaire est enthousiaste, non seulement Al Jolson chante le blues[31], mais en plus il parle en regardant l’objectif de la caméra, il s’adresse au public ravi, comme dans un spectacle vivant. On fait la queue pour assister aux séances. Les Warner s’empressent de redoubler leur coup, cette fois en produisant en 1927 un long-métrage d’une heure et demie, le fameux film Le Chanteur de jazz qui est un immense succès. C’est une erreur de dire que ce film est le premier film sonore ou parlant. « Le Chanteur de jazz était un film muet où avaient été insérés quelques numéros parlants ou chantants. Le premier film « cent pour cent parlant » (pour employer le langage de l'époque) : Lights of New York, fut produit en 1929 seulement[1]. » En effet, aucun des nombreux dialogues du film Le Chanteur de jazz n’est enregistré, les répliques entre les comédiens sont toutes écrites sur des cartons d’intertitres, selon la tradition du cinéma muet. Seules les chansons d’Al Jolson et les phrases qu’il prononce entre deux couplets, sont réellement enregistrées. Ce film doit être considéré plutôt comme l’un des premiers films chantants (après Don Juan et Une scène dans la plantation). Une chose est sûre : c’est un triomphe qui, à terme, condamne le cinéma muet (qui ne s'appelle pas encore ainsi), et fait immédiatement de la Warner Bros. l’un des piliers de l’industrie hollywoodienne.
Fort de ces succès, le système Vitaphone, disque et film, se répand dans toutes les salles de cinéma et chez les forains. Mais déjà, la technique fait un bond en avant : la Fox Film Corporation inaugure un procédé photographique, le son Movietone. Ce que l’on appelle désormais la « piste optique » est intercalée entre l’une des rangées de perforations et le bord des photogrammes, rognant la partie utile de l’image. Radio Corporation of America (RCA) lance une technique au meilleur rendement sonore, dite « à densité fixe » (blanc et noir seuls). D'autres techniques sont testées aux États-Unis et de nombreuses sociétés naissent dans les années 1920, profitant de l'engouement de la Bourse pour le cinéma. La demande en films parlants modifie profondément l'industrie du cinéma. Pour réaliser de bonnes prises de son, les studios sont régis maintenant par l'obligation du silence. « Silence, on tourne ! ».
Au fil des décennies de l'existence du cinéma, l'enregistrement et la reproduction du son vont passer par plusieurs étapes d'améliorations techniques :
- Le son stéréophonique ;
- Le son magnétique ;
- Les réducteurs de bruit ;
- Le son numérique.
Apport de la couleur
Émile Reynaud est le premier à utiliser la couleur pour ses Pantomimes lumineuses, projetées au Musée Grévin dès 1892. Image par image, il dessine à la main et applique ses teintes directement sur sa bande de 70 mm de large, faite de carrés de gélatine reliés entre eux, ce qui fait de lui le premier réalisateur de dessins animés (du type animation limitée). En 1894, l’une des bandes produites par Thomas Edison, filmées par Laurie Dickson, est ensuite coloriée à la main (teinture à l'aniline), image par image, par Antonia Dickson, la sœur du premier réalisateur de films. Il s’agit de Butterfly Dance (en français, Danse du papillon), et de Serpentine Dance (en français, Danse serpentine), très courtes bandes de 20 secondes chacune, où la danseuse Annabelle virevolte avec des effets de voilage à la manière de Loïe Fuller. L’effet est actuellement toujours très réussi. C’est la première apparition de la couleur appliquée à la prise de vues photographique animée.
En 1906, l'Américain James Stuart Blackton enregistre sur support argentique 35 mm, à la manière d’un appareil photo, photogramme après photogramme, grâce à ce qu’on nomme le « tour de manivelle », un « procédé (qui) fut appelé en France « mouvement américain ». Il était encore inconnu en Europe »[1], un film pour la Vitagraph Company. C'est le premier dessin animé sur support argentique de l'histoire du cinéma, Humorous Phases of Funny Faces (Phases amusantes de figures rigolotes), où l'on voit, tracé en blanc à la craie sur un fond noir, un jeune couple qui se fait les yeux doux, puis vieillit, enlaidit, le mari fume un gros cigare et asphyxie son épouse grimaçante qui disparaît dans un nuage de fumée, la main de l'animateur efface alors le tout. Le générique lui-même est animé. C'est drôle, mais la couleur est encore absente.
L’apport de la couleur passe dans les premières décennies du cinéma par deux solutions :
- La première est bon marché, et son attrait limité mais reconnu. C’est la teinture dans la masse de chaque copie de projection, par immersion dans un bain colorant transparent qui donne à chacune une lumière particulière. Un bobineau montrant une baignade à la mer est teinté en vert. Une scène de forge ou d’incendie est de même teintée en rouge. Le bleu est utilisé pour les régates sur l’eau, le jaune accompagne les vues du désert.
- La seconde est le coloriage à la main de chacun des photogrammes, à l’aide d’un pochoir enduit d’encre. Cette technique, qui exige le renfort de nombreuses « petites mains », est beaucoup plus onéreuse, mais l’effet spectaculaire est garanti. Georges Méliès n’est pas le seul à l’utiliser. Les productions Pathé, Gaumont, et bien sûr Edison, montent des ateliers où s’escriment des dizaines de femmes qui colorisent au pinceau, au pochoir manuel, puis avec un système mécanique de modèle entraînant, par l’intermédiaire d’un parallélogramme ou de cames, un ou plusieurs pochoirs.
Après avoir découvert le découpage en plans et bien d’autres innovations fondamentales du cinéma, le britannique George Albert Smith se désintéresse de la réalisation des chase films. Il préfère se lancer dans la recherche pure en mettant au point avec l'Américain Charles Urban un procédé de film donnant l'illusion de la couleur sur film Noir et Blanc, le Kinémacolor dont le premier film, Un rêve en couleur, date de 1911. Les films paraissent bien en couleur, mais les inconvénients du Kinémacolor sont multiples : le bleu et le blanc sont peu ou mal rendus, les couleurs sont un peu pâteuses. Et surtout, le procédé nécessite l’investissement d’un équipement qui fonctionne exclusivement pour le Kinémacolor. Après quand même quelque deux-cent cinquante films, le Kinémacolor est abandonné pour des raisons économiques, juste avant la Première Guerre mondiale.
Un autre procédé, américain, va le remplacer, mis au point pendant la guerre, et lancé dès 1916 : le Technicolor. Ce procédé utilise lui aussi le seul film disponible, le film Noir et Blanc. La prise de vue s’effectue avec une caméra lourde aux dimensions imposantes, qui fait défiler en même temps trois pellicules Noir et Blanc synchronisées. Derrière l’objectif, un double prisme laisse passer en ligne droite l’image filtrée en vert qui impressionne l’une des pellicules. Par un premier filtrage, le même double prisme dévie le faisceau du rouge et du bleu sur un pack de deux pellicules qui défilent l’une contre l’autre. La première est dépourvue de la couche anti-halo qui ferme habituellement le dos des pellicules, l’image peut la traverser mais au passage l’impressionne au bleu, tandis qu’elle impressionne dessous l’autre pellicule filtrée au rouge. La prise de vue fournit ainsi trois négatifs en Noir et Blanc, qui représentent les matrices de chaque couleur fondamentale par leur complémentaire (le jaune donné par le monochrome bleu, le rouge magenta donné par le monochrome vert, le bleu-vert donné par le monochrome rouge). Le tirage des copies fonctionne selon le principe et la technique de la trichromie de l’imprimerie, avec les mêmes possibilités de régler l’intensité de chaque couleur. Très vite, il apparaît la nécessité d’ajouter une quatrième impression, un gris neutre dont la matrice est obtenue par la superposition photographique des trois matrices de la prise de vue, afin de souligner le contour des formes qui prennent ainsi plus de corps.
Dans les années 1930, l’Allemagne, sous la botte du Parti national-socialiste (nazisme), développe un cinéma de propagande doté d’énormes moyens financiers. La recherche d’un procédé de film en couleur, utilisant un support unique léger qui favoriserait la prise de vue documentaire (dans un but politique), est menée hâtivement. Le procédé Agfacolor, inventé à l’origine pour la photographie sur plaques de verre, est alors décliné sur film souple, d’abord en film inversible (le film subit deux traitements successifs - développement, puis voilage - qui le font passer du stade négatif au stade positif), puis en négatif (nécessitant ensuite des copies positives séparées). En 1945, après la défaite de l'Axe Rome-Berlin-Tokyo, les Alliés et les Soviétiques s’emparent de découvertes technologiques allemandes, et ramènent derrière leurs frontières entre autres procédés et techniques, ceux du film en couleur. Aux États-Unis, le procédé soustractif de l’Agfacolor devient l’Eastmancolor, en URSS, il donne le Sovcolor, en Belgique le Gévacolor, et au Japon, sous contrôle américain, naît le Fujicolor.
Par rapport au Technicolor, le procédé Eastmancolor propose une alternative économique au stade de la prise de vues. Dans les années 1950, les films Technicolor sont désormais tournés en Eastmancolor. Après le tournage, une fois le montage achevé, on tire du négatif monopack Eastmancolor les quatre matrices qui vont servir à l’impression des copies du film selon le procédé Technicolor trichrome, avec l’avantage sur le négatif Eastmancolor, de pouvoir être étalonnées efficacement au niveau chromatique, pour chacune des couleurs primaires.
Un procédé encore plus économique, découvert en photographie dans les années 1920, est adapté au cinéma en Italie dans les années 1950 : le Ferraniacolor. Il va servir essentiellement les films à costumes, et plus particulièrement les péplums qui relancent la production italienne.
Les théoriciens du cinéma ont cherché à développer des concepts et à étudier le cinéma comme un art[32]. Issu de la technique moderne tout en étant l’un des symptômes et causes de cette modernité, ses principes, comme la technique, le montage, ou la prise de vues, ont bouleversé les modes de représentation dans les arts figuratifs et la littérature[33]. Pour se former et se comprendre en tant qu’art, le cinéma a eu besoin de théories. Dans Matière et mémoire, en 1896, le philosophe français Henri Bergson anticipe le développement de la théorie à une époque où le cinéma venait juste d’apparaître comme visionnaire[33]. Il s’exprime aussi sur le besoin de réfléchir sur l’idée de mouvement, et invente donc les termes « image-mouvement » et « image-temps »[33]. Cependant, en 1907, dans son essai L’Illusion cinématographique, tiré de L'Évolution créatrice, il rejette le cinéma en tant qu’exemple de ce qu’il a à l’esprit. Néanmoins, bien plus tard, dans Cinéma I et Cinéma II, le philosophe Gilles Deleuze prend Matière et mémoire comme base de sa propre philosophie du cinéma et réexamine les concepts de Bergson en les joignant à la sémiotique de Charles Peirce.
C’est en 1911 dans The Birth of the Sixth Art que Ricciotto Canudo esquisse les premières théories[34],[35], se dressant alors dans l’ère du silence et s’attachant principalement à définir des éléments cruciaux[36]. Les travaux et innovations des réalisateurs drainèrent davantage de réflexions. Louis Delluc, avec l’idée de photogénie, Germaine Dulac et Jean Epstein, qui voient dans le cinéma à la fois un moyen de dépassement et de réunion du corps et de l’esprit, sont les principaux acteurs d’une avant-garde française, suivie de près par les théories allemandes qui, influencées par l’expressionnisme, se tournent davantage vers l’image. On remarque en parallèle la Gestalt, qui naît entre le XIXe siècle et le XXe siècle sous l’égide de Ernst Mach[37].
Du côté soviétique, les théoriciens-cinéastes tiennent le montage pour l’essence du cinéma[33]. Le thème privilégié de Sergueï Eisenstein sera la création sous tous ses aspects, soit tout ce qui permet d’envisager la création d’un « langage » d’image-concept et une théorie générale du montage, révélateurs l’un et l’autre des lois identiques de la réalité et de la pensée. De son côté, Dziga Vertov se fera porte-voix de la nouveauté et du futurisme. Sa théorie, correspondant au montage de fragments aux petites unités de sens, souhaite la destruction de toute la tradition pour la remplacer par une « fabrique des faits », conception radicale du cinéma s’il en est. Le montage « honnêtement narratif » américain, mis en théorie par Poudovkine, l’emportera cependant dans le cinéma mondial.
La théorie du cinéma formaliste, conduite par Rudolf Arnheim, Béla Balázs, et Siegfried Kracauer, souligne le fait que le cinéma diffère de la réalité, et qu’en ceci, c’est un véritable art[38]. Lev Koulechov et Paul Rotha, ont aussi mis en lumière la différence entre cinéma et réalité et soutiennent l’idée que le cinéma devrait être considéré comme une forme d’art à part entière[36]. Après la Seconde Guerre mondiale, le critique de cinéma et théoricien français André Bazin réagit à l’encontre de cette approche du cinéma en expliquant que l’essence du cinéma réside dans son habileté à reproduire mécaniquement la réalité et non pas dans sa différence par rapport à la réalité. Bazin se tourne davantage vers une approche ontologique du cinéma et façonne ainsi une théorie du cinéma réaliste. L'image cinématographique poursuivrait l'objectivité de l'image photographique dont le pouvoir est de capter comme l'essence d'un instant. On retrouvera cette conception à plusieurs reprises et selon différentes déclinaisons comme chez Andreï Tarkovski dans Le Temps scellé[39] ou en la combinant à la phénoménologie de Gadamer dans La tentation pornographique de M. Dubost[40]. Contre Bazin et ses disciples, Jean Mitry élabore la première théorie du signe et de la signification au cinéma, sans vouloir assimiler, même par analogie, l’image visuelle et les structures filmiques avec le langage verbal, comme ce sera la tentation de la sémiologie[33] lorsque, dans les années 1960 et 1970, la théorie du cinéma investira le monde universitaire, important des concepts depuis des disciplines établies comme la psychanalyse, l’étude des genres, l’anthropologie, la théorie de la littérature, la sémiotique et la linguistique. La sémiologie du cinéma prendra diverses formes : psychanalyse, formalisme russe, philosophie déconstructive, narratologie, histoire, etc. Son importance réside dans l’« analyse textuelle », la recherche dans le détail des structures de fonctionnement des films[33].
À partir des années 1960, se produit un clivage entre la théorie et la pratique du cinéma. Cette autonomie souhaitée restera toute relative : lorsque, avec sa « grande syntagmatique du film narratif », Christian Metz se propose, en 1966, de formaliser les codes implicites au fonctionnement du cinéma, Jean-Luc Godard déconstruit de tels codes à l’intérieur de ses œuvres. Les années 1980 mettront fin à une époque fertile en théories. Naîtront alors d'autres réflexions, notamment celles orientées vers la narratologie de même qu'un certain nombre de théories visant la redécouverte du cinéma des premiers temps. À ce titre, les travaux du théoricien québécois André Gaudreault et du théoricien américain Tom Gunning sont particulièrement exemplaires.
Pendant les années 1990, la révolution du numérique dans les technologies de l’image a eu divers impacts en matière de théorie cinématographique. D’un point de vue psychanalytique, après la notion du réel de Jacques Lacan, Slavoj Žižek offrit de nouveaux aspects du regard extrêmement utilisés dans l’analyse du cinéma contemporain[41].
Dans le cinéma moderne, le corps est filmé longuement avant sa mise en action, filmé comme un corps qui résiste. Chez certains cinéastes, c’est le cerveau qui est mis en scène[42]. À travers ce mouvement, appelé cinéma mental, on retrouve une violence extrême, toujours contrôlée par le cerveau[43]. Par exemple, les premiers films de Benoît Jacquot sont fortement imprégnés par ce mouvement : les personnages sont repliés sur eux-mêmes, sans éclaircissement sur leur psychologie[44]. Jacquot déclarera en 1990, à propos de La Désenchantée : « je fais des films pour être proche de ceux qui font les films : les acteurs. Parfois les jeunes metteurs en scène voudraient ériger les acteurs en signe de leur monde. Je ne cherche pas à montrer mon monde propre. Je cherche bien davantage à travailler le monde du film. C’est une connerie de dire que l’acteur rentre dans la peau de son personnage. Ce sont les personnages qui ont la peau de l’acteur »[43]. Plusieurs autres cinéastes, comme André Téchiné, Alain Resnais, Nanni Moretti, Takeshi Kitano ou encore Tim Burton furent influencés par le cinéma mental[44].