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architecte, urbaniste, décorateur, peintre, sculpteur et homme de lettres franco-suisse De Wikipédia, l'encyclopédie libre
Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier, est un architecte, urbaniste, décorateur, peintre, sculpteur, auteur suisse naturalisé français[a], né le à La Chaux-de-Fonds en Suisse et mort le à Roquebrune-Cap-Martin en France. Il est l'un des principaux représentants du mouvement moderne avec, entre autres, Ludwig Mies van der Rohe, Walter Gropius, Alvar Aalto et Theo van Doesburg. Il a de même côtoyé Robert Mallet-Stevens.
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Charles-Édouard Jeanneret |
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Pierre Jeanneret (cousin) |
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Distinctions | Liste détaillée Médaille d'or royale pour l'architecture () Commandeur des Arts et des Lettres () Médaille Frank P. Brown () Prix Sikkens (d) () Médaille d'or de l'AIA Docteur honoris causa de l'université de Zurich Docteur honoris causa de l'université de Cambridge Docteur honoris causa de l'École polytechnique fédérale de Zurich Grand officier de la Légion d'honneur Docteur honoris causa de l'université de Genève Commandeur de la Légion d'honneur |
Archives conservées par |
Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds, Département des manuscrits et fonds spéciaux (d) (VCH-BVFSP LC, 18 mètre linéaires, -)[1] Archives de l'École polytechnique fédérale de Zurich (en) (CH-001807-7:Hs 65)[2] Archives de l'École polytechnique fédérale de Zurich (en) (CH-001807-7:Hs 65a)[3] Archives départementales des Yvelines (166J, Ms 5959-5960, 2s, -)[4] |
Chapelle Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp, villa Savoye, unité d'habitation, Ville Radieuse (d), Tsentrosoyuz () |
Le Corbusier[b] a également œuvré dans l'urbanisme et le design. Il est connu pour être l'inventeur de « l'unité d'habitation », concept sur lequel il a commencé à travailler dans les années 1920, expression d'une réflexion théorique sur le logement collectif. « L’unité d’habitation de grandeur conforme » (nom donné par Le Corbusier) ne sera construite qu'au moment de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale, en cinq exemplaires tous différents, à Marseille, Briey-en-Forêt, Rezé, Firminy et Berlin. Elle prendra valeur de solution aux problèmes de logements de l'après-guerre. Sa conception envisage dans un même bâtiment tous les équipements collectifs nécessaires à la vie — garderie, laverie, piscine, école, commerces, bibliothèque, lieux de rencontre.
L'œuvre architecturale de Le Corbusier regroupant dix-sept sites (dont dix en France, les autres étant répartis sur trois continents) est classée au patrimoine mondial de l'UNESCO le . Un itinéraire culturel européen intitulé « Destinations Le Corbusier : promenades architecturales » est créé début .
L'œuvre et la pensée de Le Corbusier ont été particulièrement influentes sur les générations d'architectes de l'après-guerre et largement diffusées, avant d'entrer, avec la période du postmodernisme, dans une phase de contestation importante et régulière[6].
Il est le père de l'architecture moderne, étant le premier à remplacer les murs porteurs extérieurs par des piliers de béton armé placés à l'intérieur des constructions.
Dès lors, les façades ne portant plus les étages supérieurs, il est possible de les habiller avec des cloisons légères et de multiples et très grandes fenêtres. Il joue alors avec les formes et les espaces, sans devoir tenir compte d'un quelconque alignement lié aux poids des étages supérieurs, cette contrainte ayant disparu.
Sa principale force a été de réduire considérablement les temps de construction. Il a été le premier à utiliser des techniques et des matériaux de base, permettant de construire une maison entière, sur plusieurs étages, en quelques jours, comme son premier complexe, la cité Frugès de Pessac, dans la proche banlieue de Bordeaux, cité composée de cinquante petits immeubles et construite à raison d'environ un nouvel immeuble chaque semaine.
« Là où naît l'ordre, naît le bien-être. » Ses premiers choix en architecture sont ceux qui définissent le purisme : simplicité des formes, organisation, rigueur. Cette vision est mêlée d'utopie, le bonheur étant l'une des clés de ses réflexions sur l'urbanisme. Son « langage » architectural s'applique aussi bien au logement économique qu'à la villa de luxe.
Dès 1926, Le Corbusier définit « UNE architecture moderne » (et non pas « l'architecture moderne ») en cinq points (ce sont les Cinq points de l'architecture moderne) :
En 1933, au congrès international d'architecture moderne (CIAM) d'Athènes, il affirme : « Les matériaux de l'urbanisme sont le soleil, l'espace, les arbres, l'acier et le ciment armé, dans cet ordre et dans cette hiérarchie »[7].
Le docteur Pierre Winter lui déclare : « notre rôle, et le vôtre aujourd'hui, est de restituer la nature à l'Homme, de l'y intégrer. »[réf. à confirmer]
En 1938 et ce jusqu'en 1965, il n'eut de cesse de s'intéresser au projet de la Sainte-Baume, qui lui servit de remue-méninges toute sa vie. Le projet utopique d'alors était de réconcilier les Français et les pays autour de la France, et de relever l'âme et l'esprit et la raison des gens pour leur redonner goût et espoir après toutes ces années de guerre.
Déjà en 1938 il écrit un livre intitulé Des canons, des munitions ? Merci ! Des logis… SVP.
Son amitié avec Édouard Trouin, géomètre de père en fils depuis cinq générations, fut très prolifique.
En 1946, il travaille autour des mesures harmoniques basées sur le nombre d'or, le Modulor, dont l'intérêt principal ne repose pas sur les nombres en jeu, mais sur le rapport de leurs combinaisons[8]. Le corps humain étant le module de base, Le Corbusier choisit d'abord comme point de référence un homme d'une taille de 1,75 mètre mais se ravise par la suite et établit cette taille à 1,80 mètre. Cela a pour effet de ne pas prendre en compte les besoins des femmes, des enfants et des vieillards, ainsi que ceux des personnes handicapées[9].
Le Corbusier a consigné ses théories et ses recherches dans trente-cinq ouvrages écrits entre 1912 et 1966. Ses pairs le considéraient comme un visionnaire, mais un piètre bâtisseur. Le Corbusier s'en défendait : « En architecture, je ne serai jamais l'un de vos concurrents, puisque j'ai renoncé […] à pratiquer l'architecture de manière générale et que je me suis réservé certains problèmes qui mettent en jeu exclusivement des questions de plastique. »[réf. à confirmer]
À l'annonce de la mort de Le Corbusier, Alvar Aalto reconnaissait qu'il n'avait jamais apprécié le prophète dogmatique ou le porte-parole de l'architecture moderne. Une fois la première surprise des présentations, il ne restait qu'un flux verbeux. Mais les réalisations méticuleuses de l'architecte bâtisseur méritaient, selon le maître finlandais, une tout autre considération, par leur variété et leur originalité, leur fonctionnalité et leur adaptation à la contrainte, leur spiritualité généreuse ou leur dénuement géométrique, leur surprenante évolution avec le temps…
Le Corbusier se révèle l'architecte de la conciliation des contraires. Les dualités art/technique, règle/arbitraire, géométrie/nature, lumière/ombre, continuité/rupture appellent une véritable réponse artistique in loco. On peut aussi inclure l'esprit corbuséen de conciliation aux divers pôles opposés (au sens corbuséen) : nature/architecture, volumes (essences géométriques)/ objets décorum (sculpture ou peinture), vie individuelle/vie collective, compacité du béton/transparence du verre, construire/reconstruire…
Charles-Édouard Jeanneret-Gris est, par son père Georges-Édouard Jeanneret-Gris, le descendant d'une lignée d'artisans suisses protestants, qu’il prétendait émigrés du sud-ouest de la France. Son premier ascendant connu, Jehan Jeanneret, est né en 1529, quinze générations plus tôt au Locle, ville limitrophe de celle de La Chaux-de-Fond. À cette époque du protestantisme naissant, beaucoup de Français ont rejoint cette région de Suisse, Bâle ou encore Genève.[réf. nécessaire]
Par sa mère, Marie-Charlotte-Amélie Perret, Le Corbusier descend d'une lignée d'industriels horlogers suisses, venant de Bruxelles et du Brabant wallon en Belgique, d'origine albigeoise[10].
Dans un entretien donné chez lui dans son appartement-atelier de l'immeuble Molitor[11] deux mois avant sa mort, Le Corbusier se remémorait sa décision de prendre un pseudonyme : « si l'on doit parler d'architecture, je veux bien le faire, mais je ne veux pas le faire sous le nom de Jeanneret. J'ai dit « j'prendrai le nom de… d'un grand… d'un ancêtre maternel : Le Corbusier, et je signerai mes articles d'architecture « Le Corbusier ». »[12].
On retrouve le patronyme du wallon « Le Corbésier »[13] (nom de métier) chez son arrière-grand-mère Caroline Le Corbésier (en wallon le corbésier est celui qui fabrique des chaussures délicates en cuir de Cordoue pour femmes et enfants[14]).
Son père, Georges-Edouard (chef d'une petite entreprise spécialisée dans une filière spécifique de l'industrie horlogère jurassienne, en particulier la confection de montres et des boîtiers qui les protègent), comme son grand-père paternel, sont de modestes émailleurs de cadrans de montre, la carrière de Charles-Édouard étant vouée au décor de ces boîtiers[15]. Sa mère est une pianiste qui enseigne cet instrument[16]. Son frère Albert, plus âgé d'un an, violoniste surdoué, devient compositeur et professeur de musique. L'historien de l'art et de la musique Peter Bienz analyse le rôle essentiel de cette culture musicale dans l'enfance de Charles-Édouard et son influence dans la conscience artistique du futur Le Corbusier[17],[18].
Dès 1891, Charles-Édouard doit fréquenter une « école particulière », ou jardin d'enfants, qui suit la méthode Froebel[19],[20],[21], et cela pour de nombreuses années car l'école primaire dans le canton de Neuchâtel était elle aussi froebelienne. C'est une méthode pédagogique enfantine pouvant être vue comme étant « hyper » géométrique. Pourtant l'architecte n'en parlera jamais ouvertement au cours de sa vie.
En 1900 Charles-Édouard entame une formation de graveur-ciseleur à l'école d'art de La Chaux-de-Fonds dans le canton de Neuchâtel en Suisse, suivant les traces de son père. L'élève-artisan réalise sa première gravure sur un boitier de montre — conservé au musée des Beaux-arts de La Chaux-de-Fonds — à quinze ans, obtenant une première récompense à l'exposition des arts décoratifs de Turin en 1902. Mais l'évolution catastrophique de sa vue — il ne voit que d'un œil[22] — et un artisanat en crise dont Charles-Edouard déteste la répétitivité et le manque de créativité (son professeur de dessin, directeur de cette école, Charles L'Eplattenier est d'ailleurs conscient que la formation traditionnelle de l'artisan-artiste est remise en cause par la production industrielle des montres, la concurrence étrangère et la mode des montres-bracelets destinée à supplanter la fabrication de montres de gousset) ne lui permettent plus d'envisager la poursuite de cette formation, encore moins d'espérer faire carrière. Charles-Édouard désire devenir artiste peintre. Charles L'Eplattenier, émule de l'Art nouveau en France, l'accueille dans son cours de dessin d'art, mais, ne percevant pas son talent, le dirige vers l'architecture et la décoration en 1904[23]. Il l'invite avec deux autres élèves à participer à la réalisation d'une maison sous l'égide de l'architecte Chapallaz, en particulier la décoration de sa première villa à l'âge de dix-sept ans. Dans cette villa Fallet[d], il exprime un courant architectural régionaliste jurassien, le style sapin, en reprenant le stéréotype du chalet, avec des traits classiques comme le fronton, et des détails qui préfigurent son futur style, notamment la simplicité des ornements qui reprennent des formes naturelles mais les ramènent à une stricte synthèse géométrique[24].
L'argent de son travail à la Villa Fallet en poche, il quitte l'école sans prévenir ses parents, jugeant l'enseignement trop académique. À partir de 1907, il réalise de grands voyages d'étude à travers l'Europe. En 1911, il part avec son ami August Klipstein pour un périple qui durera 5 mois et qui les amènera à travers les Balkans, en Serbie, Bulgarie, Turquie et finalement en Grèce[25] (Athènes où la découverte des ruines blanches de l'Acropole provoque chez lui un choc esthétique). Il rapporte de très nombreux croquis, montrant qu'il s'intéresse à l'art et à l'architecture médiévale[26]. Comme pour presque tous ceux qui font le Grand Tour, sa première étape est l'Italie du nord[26]. En 1909, il visite Paris et rencontre Eugène Grasset, architecte spécialiste de la décoration dont le livre constitue la base de sa formation d'architecte-décorateur. Sur les conseils d'Eugène Grasset, il apprend les premiers rudiments du dessin technique concernant l'architecture en béton armé, en travaillant quelques mois à Paris comme dessinateur chez les frères Perret, industriels du bâtiment spécialisés dans des constructions techniques en France et qui lui font découvrir le béton armé[27]. Il rencontre le dernier fils de la fratrie, qui est l'architecte de la maison par nécessité, Auguste Perret. En 1910, en tant que jeune professeur il est chargé par son école d'art d'une mission d'étude sur l'évolution des rapports entre industrie et arts du bâtiment en Allemagne. Au terme des rencontres et des colloques prévus, il gagne Berlin et se fait embaucher quelques mois comme dessinateur dans la grande agence dirigée par Peter Behrens. Il est un simple collègue, parmi d'autres dessinateurs ou architectes novices embauchés, de Ludwig Mies Van Der Rohe et Walter Gropius. Ses gains salariaux lui permettent d'accompagner vers la Roumanie et la Grèce son ami Klipstein qui prépare une thèse sur le peintre Le Gréco.
De retour à La Chaux-de-Fonds, le jeune professeur ouvre son propre cabinet en février 1912. La première commande au cabinet est la villa Jeanneret-Perret (dite « Maison Blanche » ou « Villa Blanche ») pour ses parents, qui devient un vrai terrain d'expérimentation formel où il se sent libre d'appliquer ses idées mais les Jeanneret-Perret, famille protestante et frugale, se sont trop endettés pour ce palais fastueux, et doivent vendre la maison en 1919. La même année, il construit la villa Favre-Jacot, mais l'industriel commanditaire, effrayé du retard et du dépassement du coût prévu, lui retire la réalisation de la maison au profit de l'architecte Chapallaz[28]. Il s'engage dans la rénovation de son école, elle échoue et il démissionne début 1914[29]. Il s'empresse de passer l'examen fédéral de dessinateur, pour ne pas être sans diplôme officiel. Après quelques missions d'expert décorateur du bâtiment auprès des instances fédérales helvétiques, il décide de s'établir librement comme architecte.
Avant le début des hostilités en 1914, il visite l'exposition du Werkbund à Cologne. Il en revient avec un projet de cité-jardin pour La Chaux-de-Fonds. Les terribles destructions de Reims au début du conflit mondial stimulent son imagination pour reconstruire la ville, avec le système Dom-Ino.
Malgré un lancement publicitaire intense, l'agence d'architecture Jeanneret vivote et son architecte est contraint d'exercer d'autres activités plus lucratives, par exemple comme employé saisonnier dans le commerce de meubles d'occasion venant de France pendant la Guerre. En 1916, il construit la villa Schwob, dite aussi « villa Turque ». Mais, soucieux de bien construire, il dépasse le prix du devis de construction. De multiples tracas exaspèrent le jeune architecte, les fuites dans la toiture en béton dont il a revêtu un cinéma de La Chaux-de-Fonds et les impayés de son agence. En 1917, les dirigeants de l'usine Bayard lui confient la réalisation d'une cité-jardin à Saint-Nicolas-d'Aliermont[30],[31], il en dessine les plans, réalise des croquis et construit une maison à titre d'essai[e]. Mais là encore, à la suite de problèmes techniques, le projet s'arrête.
En 1917, le jeune architecte végétant sans véritable clientèle rêve de participer à la reconstruction de la France dont il anticipe la victoire. Il a des projets plein la tête, pour (re)construire en série et à faibles coûts dans un grand pays. Paris est aussi une capitale de l'art et de la culture, il y a étudié avec joie en 1910, mais il n'a pas rencontré les milieux artistiques et se confronte au conformisme régnant dans la politique officielle de l'architecture, qui maintint une organisation professionnelle d'inspiration corporative, avec l'ordre des architectes dont la présidence est assurée par un académicien. Le Corbusier ne sera jamais diplômé, mais Perret acceptera de l'intégrer à cet ordre à la faveur d'une mesure d'exception[32]. Dès qu'il le peut, l'apprenti architecte presque trentenaire, artiste dans l'âme, fasciné par les machines et la vitesse, s'engage à transférer son petit cabinet d'architecte à Paris.
Dès 1917, il habite rue Jacob à Paris. Il fonde rue d'Astorg un premier atelier d'architecture, inscrit au registre administratif sous le nom de société d'entreprise industrielle et d'étude. Auguste Perret le présente aussitôt à Amédée Ozenfant, qui l'initie à la peinture à l'huile. Ensemble, ils jettent les bases en 1918 du purisme, courant artistique proposant un retour à l'ordre, opposé aux dérives de l'art avant la déflagration mondiale, en particulier stigmatisant le cubisme (lire les propos acides sur le cubisme dans le livre manifeste « Après le cubisme », 1918) ou les excès futuristes. Il expose ses deux premières toiles galerie Thomas avec celles d'Ozenfant. La peinture doit être pure, autant au niveau de la morale que par sa simplicité. L'art a vocation à être rationnel, l'abstraction fruit d'une application ordonnée et rigoureuse appelle un langage normalisé de forme géométrique élémentaire, des constructions proscrivant a priori la figuration humaine, acceptant des couleurs types. L'art doit engendrer un émoi vibrant et réveiller l'esprit avec sobriété. L'exubérance et surtout l'exhibitionnisme sont condamnés[33].
Pourtant l'avant-garde créatrice ne permet pas à Charles-Édouard, provincial anonyme, de vivre décemment. C'est pourquoi il travaille dès qu'il le peut en tant que dessinateur pour l'entreprise de bâtiment des frères Perret. Il multiplie les fonctions précaires de responsable technique ou d'agent administratif dans l'industrie du bâtiment. Au sortir de la guerre, en 1919, il devient même directeur d'une entreprise de matériaux en banlieue parisienne, mais celle-ci fait rapidement faillite.
Les deux compères rejoints par un ami poète définissent le sens du nouveau mouvement d'avant-garde qu'ils inventent en détail dans leur revue L'Esprit nouveau dès 1920.
C'est au lancement de cette revue en 1920 qu'il utilise pour la première fois son pseudonyme « Le Corbusier », qui est une adaptation du nom de son ancêtre du côté maternel « Lecorbésier », d'origine albigeoise[34]. Il continue quand même à utiliser son nom pour signer certains de ses articles dans cette même revue de façon à faire illusion sur le nombre théorique de contributeurs. C'est à cette époque qu'il se construit son personnage (costume et lunettes strictes, pipe ou cigarette à la bouche) et sa légende[35] : « Son image très travaillée (lunettes rondes, costume strict monté d'un nœud papillon), et développée dans les années 1920, participe à l'édification de sa légende noire[36] ». Artiste bohème, il recherche des contacts avec les milieux artistiques et culturels parisiens, notamment dans les cabarets et les bordels de Montmartre[37].
Ozenfant expose quelques toiles dans le Pavillon de l'Esprit Nouveau, éphémère construction de Le Corbusier à l'occasion de l'Exposition internationale des Arts décoratifs en 1925. Mais déjà, Charles-Édouard Jeanneret accaparé par les créations architecturales ou d'équipement du logis, comme par les violentes polémiques sur l'architecture moderne et l'art décoratif, fréquente avec plus de réticence le peintre Ozenfant. Jeanneret ne dévoile plus au public ses œuvres picturales traitant à l'aquarelle de sujets divers tels que des vues d'architecture, des scènes de genre, des natures mortes ou des nus de prostituées, sujet qu'il puise dans les maisons closes. Ozenfant juge mal son évolution picturale, cette phase de réaction poétique qui le rapproche des productions d'un Léger ou d'un Picasso, auxquels il voue une amitié durable bientôt suivie d'une attirance vers le saugrenu message surréaliste. Ne prend-il pas des objets trouvés, coquillages, bois, os, fossiles, cailloux, pommes de pin, pour composer ses tableaux de collages ? Et ces dessins commencent à rechercher les courbes sensuelles du corps féminin ? La brouille entre les créateurs du purisme s'enfle ainsi de façon irrémédiable après 1925[33].
En 1922, la venue à Paris de son cousin, le jeune architecte et futur designer Pierre Jeanneret, lui permet de trouver un solide associé pour relancer son activité d'architecte, son entreprise de la rue d'Astorg ayant fait faillite l'année précédente. Les deux cousins suisses installent leur agence commune au premier étage dans un long couloir de 50 mètres, soustrait à la partie supérieure d'un ancien vaste cloître d'un couvent jésuite : c'est l'atelier 35, rue de Sèvres qui restera l'unique atelier architectural de Le Corbusier durant sa vie professionnelle. Pour faire connaître leur agence, Charles-Édouard publie Vers une architecture, une sélection des textes sur l'architecture signés Le Corbusier, parus dans la revue puriste L'Esprit nouveau. Le livre anti-académique, farouchement contre le décor dégradant la forme et les cinq ordres de l'architecture pontifiante, est un succès éditorial qui surpasse l'aura avant-gardiste de la revue puriste.
Adhérant au taylorisme et au fordisme américains, il voit dans ces techniques industrielles un moyen de standardisation de logements accessibles et une clé pour la rénovation sociale[38]. La décennie 1920-1930 le voit réaliser un ensemble remarquable de projets de villas, d'ateliers ou d'habitations manifestes, construites ou non, où l'on voit se formaliser les éléments du langage architectural corbuséen[39]. On peut citer en une liste non exhaustive :
Cette série culmine avec plusieurs études et(ou) réalisations remarquables entre 1927 et 1929 :
Le Corbusier conçoit son métier d'architecte de façon moderne : construire nécessite une mise en œuvre rigoureuse, autant qu'une mise à l'épreuve d'idées architecturales qui, en dehors des volumes et des formes conçues par une pensée nécessairement « mathématique », n'excluent nullement la façon d'habiter (et donc le mobilier et l'agencement des espaces) et le cadre de vie urbain et paysager dans son ensemble. Il mène ainsi une réflexion théorique sur l'urbanisme, avec des projets qui provoquent parfois de violentes polémiques comme le plan Voisin en 1925, dans lequel il propose de ré-urbaniser Paris, en détruisant les habitations le long des quais et du centre (sauf les monuments historiques reconnus) pour y construire de vastes immeubles gratte-ciel cernés d'autostrades. L'atelier 35, rue de Sèvres accueille les jeunes architectes de passage dans la capitale ainsi que des étudiants et stagiaires qui se préparent à leur vie professionnelle. Les plus familiers sont souvent étrangers, mais les périodes de travail sont courtes, parfois renouvelées. Il y a aussi des jeunes dessinateurs amateurs, voire des jeunes artistes ou des inventeurs-bricoleurs qui parviennent par leur talent technique à s'inclure dans l'activité de l'atelier. Les responsables soucieux de l'ordre et les stagiaires fidèles de l'atelier se voient attribuer des surnoms basés sur leurs initiales (« LC » pour Le Corbusier) ou le début du (pré)nom usuel (Corbu). À l'instar de jeunes architectes, techniciens ou ingénieurs familiers de l'atelier, l'assistant puis chef d'atelier de la fin des années 1930, André Wogenscky (Vog) y rencontre Marta Pan. Pour suivre les chantiers, Le Corbusier et Pierre Jeanneret choisissent des collaborateurs maîtres d'œuvre, comme Alfred Roth dans les années 1930.
Dès le début des années 1920, Le Corbusier multiplie les contacts avec les fournisseurs de mobilier. En 1925, mis à part ses propres créations, il n'est nullement satisfait du mobilier commercial qu'il peut exposer au Pavillon de l'Esprit Nouveau où il présente des chaises Thonet 209 et des tables et meubles casiers à piétement d'acier[45]. Il entame une recherche sur les matières et les formes de base les plus sobres et/ou économiques en collaboration avec la maison Thonet. Il participe à la réalisation de la cité expérimentale du Weissenhof, conçue en 1926 et construite en 1927 sous l'égide du Deutscher Werkbund, près de Stuttgart, où l'un de ses deux pavillons est intérieurement aménagé de manière minimaliste avec des casiers intégrés[46] dans des pièces desservies par un couloir. En 1927, il embauche alors Charlotte Perriand remarquée la même année au Salon d'automne, afin de réaliser en 1928 l'aménagement intérieur et l'ameublement global des villas La Roche et Church[44] (détruite), lesquels, exposés sous l'appellation Équipement intérieur d'une habitation au Salon d'Automne de 1929, comprennent la fameuse « Chaise longue à réglage continu »[47], le « Fauteuil à dossier basculant LC 1 », le « Fauteuil pivotant » le « Fauteuil Grand Confort » (jamais édité avant 1958) et ses variantes, la « Table extensible » en tube d'acier et verre, la « Table à piétement ovoïde LC 6 », ainsi que des meubles casiers qui s'inscrivent dans le style international des années 1930[48]. Le Corbusier fonde à cette occasion avec les autres designers français l'Union des artistes modernes. Alors qu'il apparaît avec son trio avec Charlotte Perriand et Jean Prouvé, très en pointe pour la fabrication industrielle, il faudra attendre 1965 pour qu'un industriel du luxe italien, Cassina, produise en modeste série quelques-unes de leurs œuvres.
Il est parmi les architectes modernes européens qui prennent l'initiative de l'organisation, souhaitée par la mécène genevoise Hélène de Mandrot en 1928, du premier Congrès international d'architecture moderne (CIAM) réuni au château de La Sarraz, pays de Vaud[49]. Ce cofondateur, qui s'enorgueillit d'un succès international puisque vingt-et-une nationalités sont représentées, participe d'emblée à la bataille du premier congrès. Au troisième congrès en 1930 à Bruxelles, l'axe Zurich-Amsterdam s'impose, laissant dans les marges Le Corbusier, vu et entendu parfois comme un agitateur dogmatique.
À partir de la crise économique de 1929, Le Corbusier va concentrer sa réflexion théorique sur l'organisation de la concentration urbaine. Ces propositions d'urbanisme concernent :
Tous ces projets, une fois publiés, sont fortement critiqués.
En même temps il mène les réalisations de la Cité de refuge de l'Armée du salut, en 1929 à Paris, et du pavillon Suisse de la Cité internationale universitaire de Paris (1930-1932).
En 1930, Charles-Édouard Jeanneret demande et obtient la nationalité française, faisant inscrire sur son passeport la profession d'homme de lettres[50]. Il épouse Yvonne Gallis, ancien mannequin monégasque ( - ) rencontrée en 1922[50]. Le couple emménage en 1933 au dernier étage d'un immeuble d'appartements construit par Le Corbusier rue Nungesser-et-Coli. Yvonne Gallis est une femme au foyer vivant dans l'ombre de l'architecte, le couple ne fait aucun enfant, Le Corbusier estimant que sa carrière d’architecte ne lui laisse pas le temps d'en éduquer[50].
Sa peinture a admis la figuration et les formes humaines depuis des années, elle inclut désormais des « objets à réaction poétique », qui peuvent être des formes glanées par la main concrète ou l'œil.
À partir des études d'urbanisme réalisées pour le CIAM, il propose le projet générique de « ville radieuse ».
Le CIAM d’Athènes, tenu en 1933 sur le paquebot qui se rend de Marseille au Pirée, prend pour thème la ville fonctionnelle. Les quatre fonctions habiter, travailler, se cultiver (entretenir son corps et son esprit), circuler, enthousiasment Le Corbusier, pourtant toujours marginalisé au même titre que l'architecture moderne française. Ses simples notes servent à rédiger l'ouvrage La Charte d'Athènes, paru sous l'Occupation.
Après 1934, la crise touche les architectes en France. Mais Le Corbusier est déjà une autorité internationale. Profitant de son audience à l'étranger, son cabinet qui a l'avantage d'accueillir un grand nombre de jeunes collaborateurs ou stagiaires non rémunérés continue d'être une ruche bourdonnante. Le conférencier au rayonnement attendu sur l'art architectural moderne multiplie les voyages en Amérique ou en Europe. La fondation Rockefeller l'invite à New York en 1934. En juillet et , Le Corbusier réside à Rio de Janeiro au Brésil, officiellement pour une tournée (rémunérée) de conférences, officieusement comme super-consultant pour améliorer le projet de construction du ministère de l'Éducation nationale et de la Santé publique brésilien. L'architecte Lúcio Costa, ancien élève des Beaux-Arts de Paris et familier de l'atelier de la rue de Sèvres est à l'origine de cette invitation. Avec Oscar Niemeyer, ils essaient de tirer le meilleur des propositions dessinées du maître. Les deux architectes brésiliens, avec d'autres collaborateurs, construisent ensuite à leur façon le ministère de l'Éducation nationale à Rio de Janeiro de 1936 à 1943.
En France, les affaires des cabinets d'architecture sont inexistantes. Le Corbusier travaille à coût réduit et s'adapte à la demande. La maison de vacances pour M. Peyron aux Mathes près de Royan est construite par l'entrepreneur du village : elle a des murs porteurs qui supportent une charpente, soutenant une couverture en fibrociment. Le budget serré n'a pas permis le déplacement de l'architecte, qui s'est contenté d'être le dessinateur et le superviseur des plans précis réalisés à l'atelier. La maison de week-end pour M. Félix, à La Celle-Saint-Cloud, est — autre concession — de plain-pied et sans étage. Des voûtes de béton armé surbaissées permettent d'engazonner le toit, tout en réservant des entrées de lumière par des lanterneaux. L'art corbuséen s'investit dans les contrastes de matériaux : béton, maçonnerie de pierre meulière locale, brique de verre, panneaux de bois…
L'atelier participe sans succès au concours pour le musée d'Art moderne de Paris en 1935.
La même année, amateur d’automobile et ami de Gabriel Voisin dont il possédait une C7[51], Le Corbusier présente au concours lancé par la Société des Ingénieurs de l’Automobile[52] son projet de « voiture minimum »[53], dont la conception, avec son cousin Pierre Jeanneret, remonte à 1928[54].
Le Corbusier prend sa revanche au cinquième CIAM qu'il organise en 1937 à Paris avec un mécénat français, sur le thème « logis et loisirs ». Un trio directeur, désolidarisant l'ancienne direction, se forme durablement : l'architecte allemand Walter Gropius, le secrétaire général des CIAM, le professeur zurichois Sigfried Giedon et Le Corbusier représentent l'architecture moderne jusqu'au sixième CIAM de Bridgwater (Angleterre) en 1947, qui voit l'irruption d'une nouvelle génération d'architectes turbulente, qui conteste l'ancienne. Les congrès vidés de leurs disputes ardentes, malgré la fidélité de Le Corbusier vieillissant, se maintiennent jusqu'en 1959.
En 1937, invité in extremis à l'Exposition universelle de Paris, Le Corbusier élabore le pavillon des Temps Nouveaux qui montre, peut-être avec ironie, l'état précaire de l'architecture en France par sa conception. L'abri-tente, soutenu par des pylônes auxquels s'accrochent haubans et câbles, met exposants et expositions, en particulier celles des CIAM, sous une toile couvrant 1 200 m2. Théoriquement démontable pour être reconstitué dans d'autres villes, selon le vœu corbuséen, le chapiteau n'est pas réutilisé et les composants sont vendus ou dispersés.
L'année suivante, Le Corbusier est invité à exposer sa conception de l'architecture dans le film Les Bâtisseurs, commande de la fédération CGT des travailleurs du bâtiment de la région parisienne. Il y présente longuement ses idées sur l'architecture nouvelle, et dessine au fil de son exposé sur un grand tableau blanc[55].
En 1938, il conçoit l'ancien Atelier jeunesse de France, actuel immeuble des 9 et 11, rue Le Bua[56] dans le 20e arrondissement de Paris.
En , Le Corbusier ferme son atelier de dessin-cabinet d'architecture de la rue de Sèvres, et part à Grenoble. Accompagné de son épouse Yvonne, il se réfugie dans le Midi ; le couple réside ensuite dans le petit village pyrénéen d'Ozon. Le Corbusier redevient découvreur-rêveur et artiste en collectionnant les objets trouvés ou jetés, et en s'adonnant à la peinture murale. Mais la deuxième année d'occupation allemande le fait revenir avec son épouse à Vézelay, en Bourgogne, alors en zone occupée. Muni d'une doctrine des « trois établissements humains », il intrigue — aux dires d'hommes politiques — dans les ministères de Vichy. Vain demeure son souhait de hâter la mutation industrielle du secteur du bâtiment et de réaliser à tout prix sa vision de la « cité moderne », sans se soucier de la nature du régime politique susceptible de mettre en œuvre ses idées sur l'urbanisme — comme en témoigna Romain Rolland[57] . Il n'obtient que des modélisations de fabrications rapides pour le logement provisoire des sinistrés et des animations techniques de chantier de jeunes. De cette période morne sortent diverses constructions à base de matériaux naturels accessibles, qu'il avait dénommés « les murondins ». Il ne revient à Paris qu'après 1942. Son atelier n'est définitivement rouvert pour ses anciens collaborateurs qu'après la libération de Paris.
Selon l'Encyclopédie Larousse : « Personnalité provocante : cet homme que les militants d'extrême droite qualifiaient si aisément de bolchevik était membre d'une organisation fasciste ». De même source : « En 1941, Destin de Paris, reprenant le « Plan Voisin », est un appel ouvert à l'autorité de Vichy[58]. »
En 1926, Le Corbusier se rapproche de membres du Faisceau de Georges Valois, un des premiers partis fascistes organisés en France[59] et dissous en 1928, associant antiparlementarisme et syndicalisme révolutionnaire, où certains participants prônent la mise en place d'une politique nationale d'aménagement du territoire et de planification urbaine. En , il devient ainsi membre du comité de rédaction de la revue Plans fondée en 1930 par Philippe Lamour (celui-ci étant considéré comme le père de l'aménagement du territoire en France), ancien membre du Faisceau, tout comme Hubert Lagardelle, François de Pierrefeu et Pierre Winter, membres du comité de rédaction. En 1933, il participe à la revue Prélude dirigée par son ami Winter, ancien membre du Faisceau également. Néanmoins, dans un article publié la même année dans cette revue, Le Corbusier attaque à la fois « l'architecture mussolinienne moderne » et le régime lui-même : « Rome imitant Rome, une folle redondance[60]. » François de Pierrefeu contribue pour sa part à la revue Plans et à la revue Prélude.
Bien que d'origine suisse, Le Corbusier a tenté en vain de vendre ses idées au régime de Vichy, à l'occasion de la modernisation mise en œuvre de la règlementation de l'urbanisme[f] et des futures reconstructions, pendant les 17 mois et demi de son séjour dans cette ville, de à , malgré la nomination d'Hubert Lagardelle comme ministre du Travail dans le gouvernement Pierre Laval (-). Pour ce faire, François de Pierrefeu est aux côtés de Le Corbusier durant cette période, au cours de laquelle ils signent ensemble le livre La Maison des hommes[61]. En , son plan d'urbanisme pour Alger est rejeté. Après le départ de Le Corbusier de Vichy, le 1er juillet 1942, il devient de mi-1942 au conseiller technique à la Fondation française pour l'étude des problèmes humains dirigée par l'eugéniste et prix Nobel de médecine de 1912, le professeur Alexis Carrel[62]. François de Pierrefeu continue de défendre les intérêts de l'architecte auprès des autorités gouvernementales. Par la suite, en 1944, Pierre Winter sera quant à lui nommé inspecteur général du Travail du gouvernement de Vichy.
En 1942, pour sa naissance, et en 1943, pour son lancement, l'auteur est partie prenante de l'assemblée des constructeurs pour la rénovation architecturale ou ASCORAL. Il s'agit d'une organisation élargie du groupe CIAM-France à des acteurs de nombreuses disciplines d'ingénierie et de recherche scientifique qui vise à établir des normes dans l'industrie de la construction qui puissent répondre avec cohérence à ces principales fonctions.
En 1942, Le Corbusier se préoccupe de la publication de la charte d'Athènes[63].
Le Corbusier est soupçonné d'antisémitisme et de collaboration avec le fascisme. Soutenu par Eugène Claudius-Petit et André Malraux, il échappe à l’épuration et engrangera des commandes architecturales[62]. En 2010, la banque UBS décidera toutefois de le retirer de ses publicités[64].
Les destructions de la guerre mondiale, puis la croissance démographique en France appellent avec vigueur une reconstruction. « Reconstruire dans l'urgence », que ce soit pour des sinistrés ou des démunis, nécessite, selon Le Corbusier, une disposition d'esprit différente de « construire » où la quête d'émotions partagées nourrissant l'architecture créatrice s'adapte suivant un rythme propre à une manière d'habiter individuelle ou familiale. La solution économique idéale passe par l'industrialisation du bâtiment et les fabrications standardisées d'équipements en série.
Pour répondre à ce défi, l'AtBat ou atelier des bâtisseurs se crée rue de Sèvres[g]. Des hommes de l'art reconnus apportent leurs compétences, leurs soutiens ou contributions financières, ou sympathisent avec l'atelier. Parmi eux :
L'architecte planificateur souhaite pourtant développer des cités-jardins verticales (en hauteur) et horizontales, délimiter au mieux les espaces marchands, industriels, administratifs de la ville au bénéfice des transports efficaces et rapides tout en créant espaces verts et centres piétonniers, en respectant les éléments paysagers. C'est dans ce cadre qu'il accepte en 1945 de proposer des plans de villes, tels le port de La Rochelle-Pallice, Saint-Gaudens ou Saint-Dié[65]. Ses plans d'urbanisme n'auront pas de succès[h].
Pourtant, de 1945 à 1952, Le Corbusier voit avec satisfaction se réaliser en France des unités modèles de sa ville moderne :
En 1946, Le Corbusier, à la demande du ministre de la Reconstruction et de l'Urbanisme, le communiste François Billoux, élabore les plans et supervise la construction de la Cité radieuse de Marseille, sa première unité d'habitation dont la construction s'achèvera en 1952. Il s'agit d'un immeuble d'habitation sous la forme d'un parallélépipède sur pilotis (en forme de piètements évasés à l'aspect rugueux) d'une longueur de cent trente mètres et d'une hauteur de cinquante-six mètres, qui constitue une innovation importante dans la conception architecturale des résidences d'habitation. Il applique, pour cet immeuble, ses principes d'architecture pour une nouvelle forme de cité en créant un « village vertical », composé de 360 appartements en duplex distribués par des « rues intérieures ». Surnommée familièrement « La Maison du Fada », cette réalisation fait partie des œuvres de Le Corbusier classées au patrimoine mondial de l'UNESCO.
Édifié entre 1945 et 1952, situé sur le boulevard Michelet de Marseille, près du stade Vélodrome, cet immeuble est l'une des cinq unités d'habitation construites par Le Corbusier au cours de sa carrière. Essentiellement composée de logements, elle comprend également à mi-hauteur de ses dix-sept niveaux, des bureaux et divers services commerciaux (épicerie, boulangerie, café, hôtel/restaurant, librairie, etc.). Le toit-terrasse de l'unité, libre d'accès au public, est occupé par des équipements publics : une école maternelle, un gymnase, une piste d'athlétisme, une petite piscine et un auditorium en plein air. Son inauguration officielle sur le toit-terrasse le en présence du ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit, est un grand moment d'émotion dans la vie de son architecte concepteur. Entre 1953 et 1956, l'État, pour récupérer les fonds investis, vend l'ensemble des duplex aux particuliers privés et se désintéresse de la vie sociale interne qui l'impliquait paradoxalement dans la conception. Notons que l'unité d'habitation est expressément conçue pour le logement social, autant par son agencement que par l'ameublement.
En 1950, il est choisi par l'archevêque de Besançon et se lance, au départ récalcitrant, à 63 ans, dans l'aventure de la reconstruction de la chapelle Notre-Dame-du-Haut, située au sommet de la colline de Bourlémont, à Ronchamp en Franche-Comté, détruite par les bombardements de . C'est son premier projet d'un bâtiment de culte, bien qu'il ait travaillé en 1929 sur les plans de l'église de Tremblay-lès-Gonesse : « Je n'avais rien fait de religieux, mais quand je me suis trouvé devant ces quatre horizons, je n'ai pu hésiter »[66]. Athée, il disait avoir des ancêtres cathares (desquels il tire son pseudonyme Corbusier pouvant signifier marchand de corbeilles[67] ou encore cordonnier[68]). En , il se réjouit de retrouver son premier métier d'apprentissage ; il réalise seul en usine le décor de la grande porte de l'église de Ronchamp en y appliquant 18 m2 de peinture sur émail.
Il participe à l'édification de deux autres bâtiments cultuels :
La notoriété mondiale s'attache à sa figure. Dès 1947, il siège au Conseil économique et préside différentes délégations françaises d'affaires culturelles vers les pays francophiles, où il est populaire. Ses services envers l'État lui valent d'être nommé chevalier de la Légion d'honneur (1937), promu officier en 1945 puis commandeur en 1952, et enfin élevé à la dignité de grand officier en 1964[69].
Ses obligations officielles, voire ses préparations minutieuses des CIAM, par exemple, le septième congrès de l'été 1949 à Bergame, n'entravent pas les activités de son cabinet d'architecture et sa participation à des chantiers internationaux. Par exemple, le , il signe à Bogota avec son fidèle ancien élève barcelonais Sert et le New-Yorkais Wiener un contrat de reconstruction de la ville colombienne.
Il va appliquer ses principes urbains et architecturaux à l'échelle d'une ville quand les autorités indiennes, au début des années 1950, lui confient le projet de la ville de Chandigarh, nouvelle capitale du Pendjab située sur un haut plateau dominé par la chaîne himalayenne. Dès 1951, associé à l'architecte indienne Eulie Chowdhury, il prend en charge l'urbanisme entier et dessine en premier lieu les bâtiments du complexe administratif ou capitole pour la ville indienne encore quasiment déserte :
Avant les grands chantiers, Le Corbusier répond aux sollicitations des classes aisées indiennes en concevant des résidences privées de luxe. Ainsi de 1951 à 1954, il supervise la construction du palais de l'association des filateurs d'Ahmedabad, ainsi que les villas Sarabhaï et Shodan. Des observateurs ont montré que la villa Jaoul, à Neuilly-sur-Seine, a bénéficié en retour de l'approche pragmatique indienne.
Son cousin collaborateur, Pierre Jeanneret, supervise sur place l'avancement des travaux. La sculpture pacifique de la Main ouverte, la Tour des ombres, la Fosse des considérations, sont des réalisations différées de trente années. Chandigarh offre une synthèse entre les théories novatrices de ses débuts et l’utilisation de formes non linéaires, influencées par la tradition locale.
Entre 1948 et 1950, Le Corbusier gère un projet de résidences de vacances Roq et Rob sur une colline escarpée dominée par les bastions de Roquebrune à Cap Martin. Il y regroupe des modules d'habitation type maison Monol ou villa du Week-End à La Celle-Saint-Cloud. Mais le projet est abandonné par le promoteur. En 1952, le bâtisseur d'édifices gigantesques, séduit par ce bord de mer, construit avec Fernand Gardien, à Roquebrune-Cap-Martin, un cabanon-baraque de 3,66 × 3,66 × 2,26 m, mesures empruntées au Modulor, à bardage de croûte de pin « sur un bout de rocher battu par les flots »[70].
Quelque temps auparavant, le , une exposition de ses dessins de la période 1918-1928 - période intense et cruciale, affirmait-il - était inaugurée à la galerie parisienne Denise René. Après trente ans d'éclipse, surtout en France, l'artiste discret choisit de revenir sur le devant de la scène. En , une grande exposition de ses œuvres marque le public au Musée national d'art moderne. Elle est aussi présentée à Londres.
Au cours des années 1950, si florissantes pour les grosses agences d'architecture engagées dans la Reconstruction, Le Corbusier gouverne avec dureté son atelier qui stagne à l'échelle artisanale, selon l'opinion d'Oscar Niemeyer. Le Corbusier, architecte ascétique et rigoureux sans concession, n'affiche que mépris pour les confrères enrichis, étalant un train de vie luxueux par propriété privée et voitures interposées. Les commandes de l'atelier restent faibles, mais le réseau des anciens étudiants-collaborateurs s'affirme efficace. Lucio Costa vient construire avec le maître le pavillon du Brésil à la Cité internationale universitaire de Paris, de 1957 à 1959. José-Luis Sert, doyen de la section d'urbanisme à l'université d'Harvard, impose Le Corbusier pour le centre Carpenter consacré aux arts visuels, projeté en 1959 et terminé en 1965. Les anciens étudiants nippons de l'atelier, Mayekawa et Sahakura, l'invitent à Tokyo construire le musée d'art occidental. Le Corbusier, figure internationale de l'architecture, passe ainsi de nombreuses semaines chaque année dans les avions et les aéroports.
La fin des années 1950 est douloureuse. Il perd les deux femmes qui comptaient le plus dans sa vie, son épouse le puis sa mère début 1959. Mais Le Corbusier en privé ne s'enferme que pour créer. Il cultive l'amitié, on le voit copain avec André Malraux. Lorsqu'il réside à Paris, il passe en matinée à l'atelier pour accomplir ses obligations avec sa secrétaire et répondre aux sollicitations des collaborateurs et visiteurs. Mais l'après-midi il trouve refuge dans l'activité artistique dans son appartement-terrasse de l'immeuble Molitor situé au 24, rue Nungesser-et-Coli[11]. Il prend invariablement au minimum un mois de délassement estival dans son cabanon, en compensation de ses nombreux voyages et déplacements lointains.
Ce sportif amaigri par l'âge meurt le , à l'âge de 77 ans, à la suite d'un malaise cardiaque au cours de sa séance quotidienne de natation en Méditerranée, plage du Buse, située près du cabanon, à Roquebrune-Cap-Martin. Après de grandioses obsèques nationales dans la cour du Louvre, orchestrées par le ministre André Malraux, il est simplement enterré sur un promontoire de Roquebrune avec sa femme. Le sobre monument funéraire en béton à double forme dans le cimetière Saint-Pancrace à Roquebrune est de sa conception : une plate-forme horizontale de gravier est couverte de dalles de béton : celle de droite est ornée de l'empreinte d’un coquillage et scellée de la croix que sa femme ne quittait jamais. Un cylindre blanc, rappelant les formes pures que Le Corbusier affectionnait, complète la composition. La dalle de gauche est ornée d’une épitaphe émaillée aux couleurs vives qui représentent un coucher de soleil à l'horizon sur la mer[71].
En même temps que sa pratique architecturale, Le Corbusier n'a de cesse de nourrir sa réflexion par une pratique régulière des arts plastiques. Son premier « voyage d'Orient » le fait passer par Vienne où il rencontre entre autres Gustav Klimt. On l'a vu, sa collaboration avec Amédée Ozenfant a été féconde (l'esprit nouveau, le purisme, etc.). Il s'est ensuite rapproché de Fernand Léger puis de Pablo Picasso et Georges Braque.
Après 1917, il exerce la peinture et compte de nombreuses expositions à l'étranger, malgré une trentaine d'années de mise entre parenthèses de son activité picturale en France (1923-1953). Dès 1940, il se lance dans la peinture murale.
Lors de son séjour à New York comme consultant pour le siège des Nations-Unies, il se lie d'amitié avec le sculpteur et peintre Costantino Nivola, d'origine sarde et émigré aux USA en 1939 du fait de son mariage avec Ruth Guggenheim, une jeune artiste juive allemande. Chez les Nivola-Guggenheim, qui le reçoivent régulièrement dans leur atelier et leur maison de Long Island, il réalise des moulages sur sable (sand-casting), selon un procédé inventé par Nivola, auquel il rend hommage dans un court texte en 1954. Cette amitié durera jusqu'à sa disparition en 1965 et a fait l'objet de différentes publications[72] et d’une exposition au Musée Nivola d'Orani (Sardaigne).
Le dessinateur instaure des partenariats en ce qui concerne la sculpture après 1947 et les tapisseries à partir de 1948 :
Après 1950, il s'intéresse aux collages. Son œuvre peinte La Main Ouverte réalisée en , unit les techniques du papier collé et de la gouache. Elle est actuellement conservée au musée des Beaux-Arts de Beaune à la suite du don de Georges Henri Rivière en 1955[j].
Dans l'atelier de Jean Martin, à partir de 1953, il grave des émaux sur tôle d'acier.
La diffusion de ses lithographies est immense.
Pour expliquer cette production gigantesque de dessins, d'aquarelles et de toiles, il suffit de connaître son emploi du temps. Il avoue qu'après un sommeil réparateur, il se réserve en règle générale la matinée de 8 h à 13 h. C'est le premier temps libre pour la création picturale et le dessin. L'après-midi est réservée aux affaires d'architecture et d'urbanisme. Le soir, il peut se plonger dans l'écriture et les rapports de congrès ou de voyage.
L'âge venant, après la disparition d'Yvonne, à la fin des années 1950, il supervise le matin le travail à l'atelier et prend son après-midi et sa soirée au calme dans son haut logement 24, rue Nungesser et Coli. Ce lecteur assidu des aventures d'Ulysse, de Panurge ou du chevalier Don Quichotte, pour ne citer que ses héros favoris, grand observateur du toit-terrasse adjacent laissé en friche, préférait souvent peindre ou dessiner jusqu'à la nuit tombante.
Il a beaucoup œuvré pour faire connaître son « autre » cousin Louis Soutter, qui est maintenant reconnu comme un grand artiste suisse et dont il possédait plusieurs centaines de dessins.
Influencé par son stage effectué en 1908-1909 chez Auguste Perret— célèbre précurseur de l'architecture poteau-poutre en béton armé (ossaturisme) — Le Corbusier est connu pour la technique constructive poteau/dalle dont l'archétype est la villa Savoye et dont l'élaboration théorique est passée par la maison «Dom-Ino». Les planchers sont supportés par de fins poteaux disposés sur une trame. Ainsi, les façades sont libérées de la fonction structurelle. Elles ne sont plus chargées de porter le bâtiment, comme dans la construction en maçonnerie, dite aussi période « pré-moderne ».
L'organisation intérieure poursuit l'idée : les divisions de l'espace ne sont pas soumises aux impératifs de structure du bâtiment. Les ouvertures ainsi que les parties pleines sont implantées librement et organisent la façade.
Cette nouvelle façon de concevoir la construction des bâtiments est riche de conséquences. Si Le Corbusier n'en est pas l'inventeur, il est cependant celui qui a su la formuler en termes lapidaires : « le plan libre », et en développer un vocabulaire architectural réellement nouveau.
On a pu voir une redécouverte du travail de Le Corbusier à la fin des années 1960, où son vocabulaire est repris tantôt dans le détail formel, tantôt dans ses principes fondateurs. Les « villas blanches » de Richard Meier par exemple[k], quoique construites en bois et acier, reprennent des détails de liaison poteau-poutre aux réalisations de Le Corbusier, comme si elles étaient réalisées en béton. Au-delà de cet aspect anecdotique, ces villas quoique de dimensions « américaines » forment une sorte d'hommage aux villas corbuséennes des années 1930.
En France, cette redécouverte se formalisera dans les années 1970-1990, où une génération d'architectes formée principalement par Enrique Ciriani a pu être qualifiée de « néo-corbuséenne ».