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orateur, homme politique et philosophe romain De Wikipédia, l'encyclopédie libre
Cicéron, dont le nom romain (tria nomina) est Marcus Tullius Cicero, né le à Arpinum en Italie et mort assassiné le à Formies, est un avocat, homme d'État, philosophe et écrivain romain. Il intervient dans les crises de la fin de la République romaine et finit victime des proscriptions en -43.
Cicéron | |
Marcus Tullius Cicero (détail, musées du Capitole). | |
Titre | Consul (63 av. J.-C.) |
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Distinctions | Pater Patriae Imperator |
Autres fonctions | Questeur Édile Préteur Proconsul |
Biographie | |
Naissance | Arpinum |
Décès | 7 décembre 43 av. J.-C. (à 63 ans) Formies |
Père | Marcus Tullius Cicero |
Mère | Helvia |
Conjoint | Terentia (-79 à -46) Publilia (-46 à -45) |
Enfants | Tullia Ciceronis Marcus Tullius Cicero Minor |
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Citoyen romain de province, il naît dans une famille de la classe équestre bien implantée à Arpinum, ville du Latium située à 100 km au sud-est de Rome. N'appartenant pas à la nobilitas, il n'est pas destiné à un rôle politique majeur et sera donc un homo novus dans les milieux dirigeants de Rome de la fin de la République. Rome est en proie à une crise politique majeure depuis l'époque des Gracques (-130/-120), conflit opposant les républicains conservateurs (optimates, le parti sénatorial) et les populistes (populares), antagonisme qui s'incarne dans les guerres civiles qui émaillent la fin de la République romaine, notamment dans la lutte entre Sylla (138-78) et Marius (157-86), puis entre Pompée (106-48) et César (100-44) dans les années 50 et 40 av. J.- C..
Après une solide formation de rhétorique et de droit, Cicéron réussit, grâce à son talent d'avocat, à se constituer suffisamment d'appuis pour accéder en -63 à la magistrature la plus élevée du cursus honorum, le consulat. C'est en tant que consul qu'il doit affronter le complot du populiste Catilina, qu'il déjoue grâce à quatre discours devant les sénateurs, les Catilinaires.
Mais ce succès qui fait sa fierté provoque une condamnation à l'exil en -58, pour avoir fait exécuter plusieurs conjurés sans respecter les procédures légales. Revenu à Rome en -57, il ne joue plus de rôle important sur une scène politique dominée par Pompée et César, qui vient de commencer la conquête de la Gaule. Après la fin de cette guerre (-51), César entre en rébellion en -49, ce qui provoque une guerre civile. Cicéron rallie le camp de Pompée, avec hésitation, puis accepte de s'accommoder du pouvoir de César. Après l'assassinat de César, il se rallie à son fils adoptif, Octavien (futur Auguste) contre Marc Antoine, contre lequel il prononce quatorze discours, les Philippiques. Cette opposition lui vaut d'être proscrit et tué en 43 av. J.-C.
Orateur remarquable, Cicéron est l'auteur de nombreux textes considérés comme des modèles de la langue latine classique et dont une grande partie nous est parvenue. Il consacre sa période d'inactivité politique à la rédaction d'ouvrages sur la rhétorique et à l'adaptation en latin des théories philosophiques grecques. En partie perdus pendant le Moyen Âge, ses ouvrages connaissent un regain d'intérêt durant la renaissance carolingienne, et surtout durant la Renaissance et à l'époque classique. Sa réputation s'affaiblit au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, où il est considéré comme un simple compilateur des philosophes grecs. Pierre Grimal considère cependant qu'il a été un intermédiaire précieux, qui nous a transmis une partie de la philosophie grecque. Dans le domaine politique, les jugements des historiens ont souvent été sévères : intellectuel égaré au milieu d'une foire d'empoigne, parvenu italien monté à Rome, opportuniste versatile, « instrument passif de la monarchie larvée » de Pompée puis de César selon des spécialistes tels que Theodor Mommsen et Jérôme Carcopino.
Sa correspondance - 954 lettres nous sont parvenues - est, par la variété de ton, la spontanéité de l'expression et la charge émotionnelle qu'elles portent, un témoignage exceptionnel sur la vie de leur auteur et sur l'histoire troublée de la fin de la République romaine.
Cicéron naît en 106 av. J.-C., le troisième jour du mois de janvier[A 1], à Arpinum, un municipe de citoyenneté romaine du Latium, à 110 km au sud-est de Rome, dans le pays des Volsques, longtemps adversaires redoutables des Romains. Il avait un frère cadet, Quintus. Ils étaient de statut équestre, à la naissance. Sa mère se prénommait Helvia[A 2]. Il est, par son père, d'une famille plébéienne, la gens des Tullii, élevée au rang équestre sans doute deux générations auparavant. Cette élévation offrait la possibilité d'envisager une carrière politique à Rome pour les générations ultérieures. Cicéron et son frère réalisèrent cette ambition[note 1]. Cicéron plaisanta à plusieurs reprises sur les ascendances fictives plus prestigieuses qu'on lui prêta comme Servius Tullius ou Manius Tullius Longus[A 3],[1].
Son cognomen, Cicero, peut être traduit par « pois chiche, verrue ». Ce cognomen lui viendrait d'un de ses ancêtres dont le bout du nez aurait eu la forme du pois chiche ou qui aurait été marchand de pois chiches[note 2].
Son mariage, vers 80, avec Terentia, issue d'une influente famille romaine, les Terentii, lui ouvre la porte de la haute aristocratie romaine pour y nouer alliances et réseau d'amitié (amicitia), ce que son statut d'homo novus rendait indispensable s'il voulait s'élever dans le cursus honorum, la carrière politique.
Il en eut deux enfants, séparés d'une dizaine d'années.
Sa fille Tullia, née au milieu des années 70 av. J.-C., lui fut toujours très chère. Son décès en 45 l'éprouve grandement. Dans sa stratégie politique d'alliance, il réussit à la fiancer dès l'âge de huit ans à un membre de la très influente famille des Calpurnii, de la branche des Frugi[A 4]. Le mariage a lieu en 63. Après le décès prématuré de son gendre en 57, il scelle une nouvelle alliance par le remariage de sa fille avec un membre de la puissante branche des Dolabella de l'illustre gens patricienne des Cornelii[note 3].
Avec son fils Marcus, né en 65, les relations ne furent pas aussi sereines[2]. Cicéron veut en faire un autre lui-même, mais Marcus semble davantage attiré par une carrière militaire, en particulier dans la cavalerie. En 44, Cicéron l'envoie parfaire sa formation philosophico-rhétorique à Athènes. Sa correspondance de l'année 44 le montre très attentif à ses progrès et il mobilise son ami Atticus et son secrétaire Tiron pour que le jeune homme ne manque de rien (et tienne son rang en regard de ses camarades d'étude, fils de la plus haute aristocratie). On l'y voit aussi questionner ses relations de passage à Athènes quant au comportement de son fils, preuve qu'il avait des doutes. Quelques mois plus tard, Cicéron rédige son De officiis qu'il lui dédie.
Le divorce d'avec Terentia en 47/46, couplé au décès de Tullia en 45, le mit dans une posture financière critique à la fin de l'automne 44, au moment précis où il se lançait dans son dernier combat politique, contre Antoine (voir Philippiques). Il devait en même temps rembourser la dot de Terentia par annuités et se faire rembourser celle de Tullia de la même façon. Or Dolabella ne s'acquittait pas[3]. La correspondance avec Atticus atteste sa hantise d'être mis en défaut[4].
Cicéron et son frère Quintus sont envoyés à Rome pour étudier. Le poète Archias les forme aux classiques grecs Homère et Ménandre. L'initiation aux activités publiques se fait comme auditeur des personnalités les plus actives du forum. Ainsi Cicéron fréquente assidûment les orateurs Crassus puis Antoine et le jurisconsulte Scævola l'Augure[5].
La guerre sociale éclate pendant cette période de formation. Cicéron s'engage dans l'armée à 17 ans, une obligation pour qui veut faire ensuite une carrière publique : il se trouve sous les ordres du consul Pompeius Strabo, puis de Sylla[6] ; c'est vraisemblablement à cette époque qu'il fait la connaissance de Pompée, fils de Strabo, qui a le même âge que lui. Peu désireux de faire une carrière militaire, il quitte l'armée à la fin du conflit en 88 av. J.-C. et revient à ses études, tandis que les vainqueurs de la guerre civile Marius et Sylla se disputent le pouvoir[7].
Après la mort de Scævola l'Augure, Cicéron poursuit l'étude du droit avec son cousin Quintus Scævola le pontife. Le stoïcien Aelius Stilo lui transmet son intérêt pour le passé et la langue de Rome[7]. Sa formation philosophique est assurée en grec par des philosophes que la guerre contre Mithridate VI oblige à s'installer à Rome : après l'épicurien Phèdre, Cicéron travaille la dialectique avec le stoïcien Diodote et suit les enseignements de l'académicien Philon de Larissa. Philon a la particularité de combiner la philosophie et la rhétorique grecque, spécialités habituellement professées par des maîtres différents, et pratique comme Carnéade avant lui la discussion selon les points de vue opposés pour approcher la vérité. Cicéron se passionne pour sa philosophie, comme il le confiera sur la fin de sa vie[A 5],[8].
Cicéron fait un début remarqué comme avocat en 81 av. J.-C. avec une affaire complexe de succession, le Pro Quinctio. En 79 av. J.-C., il défend Sextus Roscius, accusé de parricide ; soutenu par les Caecilii Metelli, une des grandes familles de la nobilitas, il s'attaque à un affranchi du dictateur romain Sylla, tout en veillant à épargner ce dernier. Il gagne le procès mais s'éloigne quelque temps de Rome pour parfaire sa formation en Grèce, de 79 à 77 av. J.-C. À Athènes, où il se lie d'amitié avec son compatriote Atticus, il suit l'enseignement d'Antiochos d'Ascalon, académicien comme Philon de Larissa mais plus dogmatique[9], des épicuriens Zénon de Sidon et Phèdre, et du savant stoïcien Posidonius d'Apamée. Puis, à Rhodes, de 78 à 77 av. J.-C., il perfectionne sa diction auprès du célèbre rhéteur Molon[10]. Plutarque rapporte qu'à son premier exercice, Cicéron impressionne son maître par sa maîtrise de l'expression grecque et la qualité de son argumentation[A 6]. De Molon, Cicéron apprend à maîtriser sa voix sans les excès qui l'épuisent[11]. Il a participé aux Mystères d'Eleusis[12].
À la fin de cette période de formation, tant oratoire qu'intellectuelle et philosophique, Cicéron revient à Rome et reprend son activité d'avocat, ce qui entretient sa réputation et développe ses relations[13]. Ses contacts avec la nobilitas lui permettent d'épouser la riche et aristocratique Terentia[14]. Elle lui donne une fille, Tullia, et un fils, Marcus, peu avant son consulat[A 7].
Ayant atteint l'âge minimum légal de 30 ans pour postuler aux magistratures, Cicéron se lance dans la carrière politique : en 75 av. J.-C., il entame le cursus honorum en étant élu questeur, fonction qu'il exerce à Lilybée en Sicile occidentale, et qui lui ouvre l'admission au Sénat. Il acquiert sa célébrité en août 70 av. J.-C. en défendant les Siciliens dans leur procès contre Verrès, ancien propréteur de Sicile qui est impliqué dans des affaires de corruption, et qui a mis en place un système de pillage d'œuvres d'art. Tandis que Verrès tente, en achetant les électeurs, de faire échouer la candidature de Cicéron à l'édilité[A 8],[15], ce dernier recueille de nombreuses preuves en Sicile tout en se faisant élire édile. En août 70, l'accusation portée par Cicéron est si vigoureuse et si bien soutenue par un imposant défilé de témoins à charge que Verrès, qui va pourtant être défendu par le plus grand orateur de l'époque, le célèbre Hortensius, s'exile à Marseille immédiatement après le premier discours (l'actio prima). Cicéron fait malgré tout publier l'ensemble des discours qu'il a prévus (les Verrines), afin d'établir sa réputation d'avocat engagé contre la corruption[16].
Après cet événement qui marque véritablement son entrée dans la vie judiciaire et politique, Cicéron suit les étapes du cursus honorum comme édile en 69 av. J.-C. Les Siciliens le remercient par des dons en nature, qu'il emploie au ravitaillement de Rome, faisant ainsi baisser le prix du blé, et augmentant sa popularité[16]. La même année, il prend la défense de M. Fonteius, ancien gouverneur de Gaule Transalpine, que plusieurs peuples gaulois accusent de concussion et d'abus de pouvoir. Il s'emploie à discréditer les accusateurs en les présentant comme des barbares grossiers, bruyants, hostiles et peu fiables ; il insiste sur la différence entre ces peuples sauvages, pratiquant les sacrifices humains, et les « civilisés », Romains ou Grecs de Marseille[17].
Il devient préteur en 66 av. J.-C. : il défend cette année-là le projet de loi du tribun de la plèbe Manilius, qui propose de nommer Pompée commandant en chef des opérations d'Orient, contre Mithridate VI ; son discours De lege Manilia marque ainsi une prise de distance par rapport au parti conservateur des optimates, qui sont opposés à ce projet. À cette époque, il suit les cours de Gnipho ; dès cette époque, il songe à incarner une troisième voie en politique, celle des viri boni (« hommes de bien »), entre le conservatisme des optimates et le « réformisme » de plus en plus radical des populares. Pourtant, de 66 av. J.-C. à 63 av. J.-C., l'émergence de personnalités comme César ou Catilina dans le camp des populares, qui prônent des réformes radicales, conduit Cicéron à se rapprocher des optimates.
Désormais proche du parti conservateur, Cicéron est élu pour l'année consul contre le démagogue Catilina, grâce aux conseils[note 4] de son frère Quintus Tullius Cicero. Il est le premier consul homo novus (élu n'ayant pas de magistrats curules parmi ses ancêtres) depuis plus de trente ans, ce qui déplaît à certains : « Les nobles […] estimaient que le consulat serait souillé si un homme nouveau, quelque illustre qu’il fût, réussissait à l’obtenir[A 9]. »
Durant son consulat, il s'oppose au projet révolutionnaire du tribun Rullus pour la constitution d'une commission de dix membres aux pouvoirs étendus, et le lotissement massif de l'ager publicus. Cicéron gagne la neutralité de son collègue le consul Antonius Hybrida, ami de Catilina et favorable au projet, en lui cédant la charge de proconsul de Macédoine qu'il doit occuper l'année suivante[A 10]. Son discours De lege agraria contra Rullum obtient le rejet de cette proposition.
Pour protéger l'approvisionnement de Rome et sécuriser son port Ostie des menaces des pirates, Cicéron lance les travaux de réfection des murailles et des portes d'Ostie, qui seront achevés par Clodius Pulcher en [18].
Catilina, ayant de nouveau échoué aux élections consulaires en octobre prépare un coup d'État, dont Cicéron est informé par des fuites[note 5]. Le 8 novembre, il apostrophe violemment Catilina en pleine session du Sénat, par le célèbre exorde de la première Catilinaire : Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? (« Jusqu'à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »). Découvert, Catilina quitte Rome pour fomenter une insurrection en Étrurie, confiant à ses complices l'exécution du coup d'État à Rome. Le lendemain, Cicéron informe et rassure la foule romaine en prononçant sa deuxième Catilinaire, et promet l'amnistie aux factieux qui abandonneront leurs projets criminels. Puis il parvient à faire voter par le Sénat romain un senatus consultum ultimum (procédure exceptionnelle votée lors de crises graves, et qui donne le droit d'exercer l'autorité suprême, militaire et civile[A 11]).
Mais un scandale politique vient soudain compliquer la crise : le consul désigné pour , Lucius Licinius Murena, est accusé par son concurrent malheureux Servius Sulpicius Rufus d'avoir acheté les électeurs, accusation soutenue par Caton d'Utique. Pour Cicéron, il est hors de question d'annuler l'élection et d'en organiser de nouvelles. Il assure donc la défense de Murena et le fait relaxer, malgré une probable culpabilité, en ironisant sur la rigueur stoïcienne qui mène Caton sur des positions disproportionnées et malvenues : si « toutes les fautes sont égales, tout délit est un crime ; étrangler son père n'est pas se rendre plus coupable que tuer un poulet sans nécessité »[A 12].
Dans l'intervalle, les conjurés restés à Rome s'organisent et recrutent des complices. Par hasard, ils contactent des délégués allobroges, promettant de faire droit à leurs plaintes fiscales s'ils suscitent une révolte en Gaule narbonnaise. Les délégués, méfiants, avertissent les sénateurs. Cicéron leur suggère d'exiger des conjurés des engagements écrits, qu'ils obtiennent. Ayant récupéré ces preuves matérielles indiscutables, Cicéron confond publiquement cinq conjurés (troisième Catilinaire, du 3 décembre), dont l'ancien consul et préteur Publius Cornelius Lentulus Sura. Après débat au Sénat (quatrième Catilinaire), il les fait exécuter sans jugement public, approuvé par Caton mais contre l'avis de Jules César, qui a proposé la prison à vie. Catilina est tué peu après avec ses partisans dans une vaine bataille à Pistoia.
Dès lors, Cicéron s'efforce de se présenter comme le sauveur de la patrie (il fut d'ailleurs qualifié de Pater patriae, « Père de la patrie », par Caton d'Utique) et, non sans vanité, fait en sorte que personne n'oublie cette glorieuse année 63[A 13]. Pierre Grimal estime toutefois que ce trait d'orgueil est dû à un manque de confiance en soi et tient plus de l'inquiétude que de l'arrogance[19].
Cicéron est devenu membre du Sénat romain, sommet de la hiérarchie sociale, milieu aristocratique et fortuné. Sa richesse est essentiellement basée sur un patrimoine foncier, estimé à 13 millions de sesterces[20]. C'est une fortune à peine supérieure à celle de la masse des sénateurs et des chevaliers, ordre dont est issu Cicéron, et qui est généralement de quelques millions de sesterces[21], mais moindre que celle de son ami Atticus, située entre 15 et 20 millions de sesterces[22], et très en deçà de la richesse des Crassus, Lucullus ou Pompée, qui égalent ou dépassent les cent millions de sesterces[23].
Cicéron possède à Rome même quatre immeubles, et une somptueuse domus sur le Palatin, vieux quartier patricien, qu'il a achetée en 62 av. J.-C. à Crassus pour 3,5 millions de sesterces. S'y ajoutent dans la campagne italienne dix exploitations agricoles (villae rusticae), sources de revenus, plus six deversoria, petits pied-à-terre[24]. Après son achat de -62, il plaisante avec son ami Sestius sur sa situation financière : « Apprenez que je suis maintenant si chargé de dettes que j’aurais envie d’entrer dans une conjuration, si l’on consentait à m’y recevoir »[A 14].
Quoique sa fortune soit très loin de celle des richissimes Lucullus ou Crassus, Cicéron peut et veut vivre luxueusement. Dans sa villa de Tusculum, il fait aménager un gymnase et d'agréables promenades sur deux terrasses, lieux de détente et de discussion qu'il nomme Académie[A 15] et Lycée[A 16], évocations de l'école de Platon et de celle d'Aristote[25]. S'aidant des conseils d'Atticus, il décore sa villa d'Arpinum d'une grotte artificielle, son Amalthéum, évoquant Amalthée qui allaita Jupiter enfant[26].
Son activité d'avocat pratiquée gratuitement est la seule activité honorable pour un sénateur, interdit de pratique commerciale ou financière. Cela ne l'empêche pas de fréquenter les milieux d'affaires, plaçant ses surplus de trésorerie ou empruntant chez son ami le banquier Titus Pomponius Atticus. Il investit parfois par l'intermédiaire de ses banquiers, plaçant par exemple 2,2 millions de sesterces dans une société de publicains. Parmi ces relations intéressées, Cicéron nous parle aussi de Vestorius, « spécialiste du prêt, qui n'a de culture qu'arithmétique, et dont la fréquentation pour cette raison ne lui est pas toujours agréable », et de Cluvius, financier qui lui léguera en 45 av. J.-C. une partie de ses propriétés[27], dont des boutiques à Pompéi, en fort mauvais état ; mais Cicéron est un investisseur philosophe :
« Deux de mes boutiques sont tombées ; les autres menacent ruine, à tel point que non seulement les locataires ne veulent plus y demeurer, mais que les rats eux-mêmes les ont abandonnées. D'autres appelleraient cela un malheur, je ne le qualifie même pas de souci, ô Socrate et vous philosophes socratiques, je ne vous remercierai jamais assez !… En suivant l'idée que Vestorius m'a suggérée pour les rebâtir, je pourrai tirer par la suite de l'avantage de cette perte momentanée[A 17]. »
Cet enrichissement par des legs est une pratique courante à l'époque, et Cicéron admet lui-même fin 44 av. J.-C. avoir hérité de ses amis et parents pour plus de vingt millions de sesterces[A 18].
Après le coup d'éclat de l'affaire Catilina, la carrière politique de Cicéron se poursuit en demi-teinte, en retrait d'une vie politique dominée par les ambitieux et les démagogues.
Bien que la politique de Rome reste sa préoccupation centrale, il continue, dans ses discours et sa correspondance, de suivre les affaires des provinces. Dans une lettre à son frère Quintus, nommé proconsul d'Asie en , il lui recommande, selon une distinction qui lui est habituelle, de se montrer humain et respectueux envers les peuples « civilisés » qu'il va gouverner et qui ne sont pas des « barbares » comme les Gaulois, les Espagnols ou les Africains[28].
Après la formation en d'une association secrète entre Pompée, César et Crassus (le premier triumvirat), César, consul en , propose d'associer Cicéron comme commissaire chargé de l'attribution aux vétérans de terres en Campanie, ce que ce dernier croit bon de refuser[A 19].
En mars , ses ennemis politiques, menés par le consul Gabinius et le tribun de la plèbe Clodius Pulcher qui lui voue une haine tenace depuis qu'il l'a confondu en dans l'affaire du culte de Bona Dea, déposent un projet de loi punissant tout magistrat ayant fait exécuter un citoyen sans jugement. Ce projet vise implicitement Cicéron, pour l'exécution des partisans de Catilina sans procès régulier[note 6]. Isolé, lâché par Pompée et l'autre consul Pison dont il était parent par alliance[note 7], Cicéron quitte Rome le 11 mars, veille du vote approuvant cette loi. Désigné liquidateur de ses biens, Clodius fait détruire sa maison sur le Palatin et consacrer à la place un portique à la Liberté. Dans le même temps, Gabinius pille la villa de Cicéron à Tusculum. Quant à Cicéron, il se morfond dans cette retraite forcée à Dyrrachium[A 20], puis à Thessalonique[29].
À Rome, ses amis tentent d'organiser un vote annulant la loi de Clodius. Son frère sollicite Pompée, qui s'est brouillé avec Clodius, tandis que Publius Sestius obtient la neutralité de César. Mais Clodius s'oppose à toutes les tentatives légales grâce aux vetos des tribuns, puis avec ses bandes armées. Le nouveau tribun de la plèbe Titus Annius Milon, partisan de Cicéron, forme à son tour des bandes ; les affrontements se multiplient. Pour avoir l'avantage du nombre, Pompée fait venir en masse à Rome des citoyens de villes italiennes et obtient le 4 août le vote d'une loi (Lex Cornelia) prescrivant le rappel de Cicéron et la restitution de ses biens[30].
Dès qu'il en est informé, il quitte Dyrrachium, où il était en attente, et gagne l'Italie par la mer. Il débarque à Brindes le 5 août. De là, il gagne Rome où il est accueilli triomphalement le 5 septembre. Le lendemain, au Sénat, il prononce un discours de remerciement (le Post Reditum in Senatu) dans le but de récupérer toute son influence politique. C'est un plein succès, au-delà de ses espérances[A 21]. Dès le lendemain, il propose un senatus-consulte confiant pour cinq ans les pleins pouvoirs à Pompée pour le ravitaillement de la ville. Le texte est adopté et acclamé par la foule[A 22]. Il peut dès lors s'attaquer à son second objectif, qui devient pressant[A 21] : rétablir sa situation financière et récupérer son patrimoine, mis sous séquestre. La première étape, pour sa dignitas, est de récupérer sa demeure de prestige au Palatin. Il lance aussitôt la procédure devant le collège des pontifes[note 8] et plaide le 30 septembre (De domo sua). Il obtient gain de cause. Le Sénat peut dès lors trancher en octobre, malgré les manœuvres dilatoires de Clodius. Il obtient la restitution de sa maison et une indemnisation de 2 750 000 sesterces[31] : deux millions pour la destruction de cette maison, 500 000 pour sa villa de Tusculum, 250 000 pour celle de Formies, ce qu'il trouve trop peu d'ailleurs, écrit-il à Atticus en reprochant leur « jalousie » aux sénateurs[32]. Obstiné, Cicéron veut reconstruire sa maison[note 9] mais Clodius, obstiné lui-aussi, et qui est édile en fonction, l'accuse de sacrilège devant l'assemblée des comices ; ses bandes harcèlent les ouvriers qui ont commencé les travaux, incendient la maison du frère de Cicéron, attaquent celle de Milon. Pompée doit intervenir pour ramener l'ordre et permettre la reconstruction de la maison de Cicéron[33].
Au début de , enhardi par ses succès oratoires, Cicéron tente de revenir en politique : sans attaquer les triumvirs de front, il lutte contre leurs protégés, poussant Milon à activer ses bandes contre Clodius, invectivant contre le césarien Publius Vatinius. Il va même, dans le plaidoyer pour Sestius, jusqu'à prôner, plus nettement qu'avant 63, un rassemblement de tous les bons citoyens, qui élargit le concept d'optimates jusqu'à y inclure les affranchis influents, et il appelle de ses vœux une République où il est évident que les triumvirs n'auraient pas le premier rôle. Mais ceux-ci se réunissent à Lucques pour sceller leur accord et l'une de leurs décisions a dû être de mettre l'orateur au pas. Pompée lui fait rappeler la protection qu'il lui doit. Cicéron doit prononcer au Sénat le de Provinciis consularibus et obtenir la prolongation du pouvoir proconsulaire de César sur la Gaule, ce qui permet à ce dernier de poursuivre la guerre des Gaules. Cette palinodie embarrassante, selon les termes de Cicéron[A 23], est suivie d'une autre lorsqu'il doit plaider pour la défense de Vatinius[34].
Tout en acceptant cette domination des triumvirs, Cicéron ne manque pas de rappeler sa présence et son rôle dans le domaine politique par la publication de deux œuvres qui n'ont pas qu'une portée littéraire ou philosophique : le De oratore en 55, où il souligne qu'un grand orateur doit occuper une place de premier plan dans la cité, et le De Republica (de 54), où l'on peut deviner, malgré l'état lacunaire dans lequel ce traité nous est parvenu, que l'auteur se verrait bien un des tuteurs, sinon le tuteur, de la République[35].
Les luttes politiques dégénèrent en affrontements violents entre groupes partisans des populares et des optimates, empêchant la tenue normale des élections. Clodius est tué début dans l'une de ces rencontres ; Cicéron prend naturellement la défense de son meurtrier, Milon. Mais la tension est telle lors du procès que Cicéron, apeuré, ne peut plaider efficacement et perd la cause[note 10]. Milon anticipe une probable condamnation en s'exilant à Marseille. Cicéron publiera néanmoins la défense prévue dans son fameux Pro Milone[36].
En 53 av. J.-C., le Sénat impose un intervalle de cinq ans entre l'exercice d'une magistrature et celui de la promagistrature correspondante en province, afin de mettre un frein aux endettements contractés lors des campagnes électorales qui sont ensuite remboursés par le pillage des provinces. La mesure contraint en 51 av. J.-C. à trouver des remplaçants pour les consuls sortants, qui doivent attendre pour rejoindre leur province. Le Sénat pallie ce problème en attribuant ces provinces aux anciens magistrats qui n'ont pu exercer leur promagistrature. Cicéron, qui avait renoncé à la Macédoine lors de son consulat, obtient donc un mandat de proconsul en Cilicie, petite province romaine d'Asie mineure, charge qu'il prend sans enthousiasme[37]. À l'époque, cette province couvre un territoire plus large que celui qu'elle aura sous l'Empire, et comprend aussi la Lycie, la Pamphylie, la Pisidie, la Lycaonie ainsi que Chypre que Rome vient d'annexer[38].
Selon Plutarque, Cicéron gouverne avec intégrité[A 24]. C'est l'occasion pour lui de mettre en pratique sa philosophie de gouvernement des provinces qu'il expose en détail dans une lettre à Caton de 51, basée sur la paix et la justice, essentiellement fiscale : il rencontre les élites locales des villes qu'il traverse, supprime les charges fiscales injustifiées, modère les taux d'intérêt usuraires, noue alliance avec Dejotarus, roi de Galatie et Ariobarzane de Cappadoce[39]. Il dit vouloir suivre les principes de Q. Mucius Scævola, proconsul d'Asie, qui recommandait, dans les procès, de faire juger le défendeur par ses compatriotes, le Romain par les juges romains, le Grec par un juge grec, ce qui limite le favoritisme pratiqué par beaucoup de ses collègues. Sa correspondance le montre en magistrat attentif, traversant les montagnes et parcourant de longues distances du début à la fin de son mandat pour tenir ses assises dans les principales cités de sa province. Scrupuleusement respectueux des lois, Cicéron se permet pourtant des aménagements pour entretenir son réseau d'amitiés et de clientèle : au cours de son mandat, il envoie à ses collègues des autres provinces plus d'une centaine de lettres de recommandation, la plupart au profit de citoyens romains, et en reçoit un certain nombre ; il écrit au proconsul d'Asie Q. Minucius Thermus, en violation de la règle affichée au début de son mandat, pour lui demander de se saisir des litiges concernant les domaines d'un citoyen romain à Parion[40]. Ce souci de ménager ses amitiés romaines le met dans une situation délicate quand son ami Brutus, qui a prêté à gros intérêt au roi Ariobarzane de Cappadoce, lui demande de se charger du recouvrement : Cicéron doit se résigner à lui dire que le « pauvre roi » est insolvable. La seconde affaire est plus grave : Brutus avait prêté à un taux usuraire à la cité de Salamine de Chypre qui dépendait de la province de Cicéron ; avec le soutien d'Appius, le prédécesseur de Cicéron, le représentant de Brutus avait fait encercler par des cavaliers le sénat de Salamine si bien que cinq sénateurs étaient morts de faim. Cicéron fait libérer les sénateurs et déplore la conduite indigne de Brutus[41].
À l'automne 51, Cicéron doit mater une révolte dans les monts Amanus proches de la Syrie, où Antioche est sous la menace des raids parthes. Il lève des troupes et nomme légat son frère Quintus qui a acquis l'expérience de l'action militaire lors de la guerre des Gaules[A 25]. Après deux mois de siège de la cité de Pindenissus, foyer de l'insurrection, les insurgés capitulent. Pour ce fait d'armes somme toute modeste, Cicéron est salué imperator par ses soldats, et songe à demander à son retour la célébration du triomphe, par vanité ou pour se hisser au niveau d'importance d'un Pompée et d'un César[39].
Cicéron quitte sa province fin , et revient en Italie en plusieurs mois. Le solde des comptes de sa gestion lui laissent un reliquat personnel et légal de 2,2 millions de sesterces[42].
À son retour en Italie fin 50 av. J.-C., une crise politique aiguë oppose César à Pompée et aux conservateurs du Sénat. Cicéron rencontre Pompée le 25 décembre, mais stationne hors de Rome, attendant selon l'usage que le Sénat l'autorise à y pénétrer en triomphateur. Il n'assiste donc pas aux séances du Sénat qui déclenchent le conflit avec César[43].
Lorsque ce dernier envahit l'Italie en janvier 49 av. J.-C., Cicéron fuit Rome comme la plupart des sénateurs, et se réfugie dans une de ses maisons de campagne. Sa correspondance avec Atticus exprime son désarroi et ses hésitations sur la conduite à tenir. Il considère la guerre civile qui commence comme une calamité, quel qu'en soit le vainqueur.
César, qui souhaite regrouper les neutres et les modérés, lui écrit puis lui rend visite en mars, et lui propose de regagner Rome comme médiateur. Cicéron refuse et se déclare du parti de Pompée. César le laisse réfléchir, mais Cicéron finit par rejoindre Pompée en Épire en juin 49 av. J.-C.[44].
Selon Plutarque, Cicéron, mal accueilli par Caton qui lui dit qu'il aurait été plus utile pour la République qu'il soit resté en Italie, se comporta en poids mort et ne prit part à aucune action militaire menée par les pompéiens[A 2]. Après la victoire de César à Pharsale en 48 av. J.-C., il abandonne le parti pompéien et regagne l'Italie, où il est bien accueilli par César, qui se montre modéré et n'exerce pas de représailles contre ses opposants. Sur l'instance d'un groupe de sénateurs, il gracie même l'exilé Marcellus. Cicéron fait un éloge enthousiaste de cette clémence et exhorte César à réformer la République en prononçant le discours Pro Marcello, puis en profite pour obtenir la grâce de plusieurs de ses amis avec le Pro Q. Ligario et le Pro rege Deiotaro. Mais il déchante bientôt quand il ne constate aucun retour du pouvoir sénatorial[45]. Dans une lettre à Varron du 20 avril 46 av. J.-C., il donne ainsi sa vision de son rôle sous la dictature de César :
« Je vous conseille de faire ce que je me propose de faire moi-même — éviter d’être vu, même si nous ne pouvons éviter que l’on en parle… Si nos voix ne sont plus entendues au Sénat et dans le Forum, que nous suivions l’exemple des sages anciens et servions notre pays au travers de nos écrits, en nous concentrant sur les questions d’éthique et de loi constitutionnelle[A 26]. »
Cicéron met ce conseil en pratique durant la période 46/44 av. J.-C. Il réside le plus souvent dans sa résidence de Tusculum et se consacre à ses écrits, à la traduction des philosophes grecs, voire à la rédaction de poésie[A 27]. Il anime un cercle de jeunes aristocrates désireux d'apprendre la rhétorique à son contact et d'admirateurs comme Hirtius, Pansa et son gendre Dolabella, menant des exercices oratoires sur des thèmes d'actualité comme « les moyens de ramener la paix et la concorde entre les citoyens »[A 28],[46].
Il déploie une intense activité rédactionnelle et publie en quelques mois ses ouvrages philosophiques majeurs, une façon selon lui de travailler au bien public en ouvrant au plus grand nombre l'accès à la philosophie[A 29] : ainsi se succèdent l'Hortensius, la Consolation, les Académiques, les Tusculanes, le De finibus, De la nature des Dieux, De la divination, De la vieillesse[47].
Sa vie privée est néanmoins perturbée : il divorce de Terentia en 46 av. J.-C., et épouse peu après la jeune Publilia, sa pupille. Selon le témoignage de Tiron après la mort de Cicéron, celui-ci, gestionnaire en fideicommis des biens de Publilia, l'aurait épousée pour éviter de lui restituer ces biens si elle convolait avec un tiers[48]. En février 45 av. J.-C., sa fille Tullia meurt, lui causant une peine profonde. Il divorce alors de Publilia, parce qu'il croit qu'elle s'était réjouie du décès de Tullia[A 30].
Ses relations avec César sont devenues assez distantes. Si César n'est pas le modèle de dirigeant éclairé que Cicéron théorisait dans son De Republica, il n'est pas non plus le tyran sanguinaire qu'on avait craint ; de toute façon, il est désormais maître absolu de Rome. Cicéron s'en accommode donc. Il rédige un panégyrique de Caton, qu'il qualifie de « dernier républicain », petite manifestation d'indépendance d'esprit à laquelle César répond en publiant un Anticaton, recueil de ce que l'on peut reprocher à Caton[A 31]. Cicéron conclut ce duel rédactionnel en complimentant « d'égal à égal » César pour la qualité littéraire de son écrit[A 32].
En décembre 45 av. J.-C.[49], César et sa suite s'invitent à dîner dans la villa de Cicéron à Pouzzoles. Au grand soulagement de Cicéron, César ne recherchait qu'une soirée de détente ; la conversation est agréable et cultivée, n'abordant que des sujets littéraires :
« Services magnifiques et somptueux. Propos de bon goût et d’un sel exquis. Enfin, si vous voulez tout savoir, la plus aimable humeur du monde. […] L’hôte que je recevais n’est pourtant pas de ces gens à qui l’on dit : au revoir cher ami, et ne m’oubliez pas à votre retour. C’est assez d’une fois. Pas un mot d’affaires sérieuses. Conversation toute littéraire. […] Telle a été cette journée d’hospitalité ou d’auberge si vous l’aimez mieux, cette journée qui m’effrayait tant, vous le savez, et qui n’a rien eu de fâcheux[A 33]. »
Trois mois plus tard, Cicéron est surpris par l'assassinat de César, aux Ides de Mars, le 15 mars 44 av. J.-C., car les conjurés l'avaient laissé hors de la confidence en raison de son anxiété excessive[A 34]. Dans le flottement politique qui suit, Cicéron tente de se rallier le Sénat romain, et fait approuver une amnistie générale qui désarme les tensions[A 35] tandis que Marc Antoine, consul et exécuteur testamentaire de César, reprend le pouvoir un instant vacillant. Il fait confirmer toutes les décisions prises par César et organise ses funérailles publiques, qui tournent à l'émeute contre ses meurtriers. Comme d'autres sénateurs, Cicéron se replie dans ses villae de Campanie, où il continue sa production littéraire tout en se tenant au courant de l'évolution politique[50]. Cicéron reprend espoir lorsque son gendre Dolabella, qui exerce le consulat en alternance avec Antoine, interdit les manifestations populaires à l'emplacement où César a été incinéré. De plus, Dolabella lui accorde le titre de légat, ce qui l'autorise à quitter l'Italie s'il le désire[51].
Le jeune Octave, héritier de César, arrive en Italie en avril. Par ses distributions d'argent, il développe son influence auprès des vétérans de César démobilisés. Cicéron se montre hésitant. Il songe à rejoindre son fils à Athènes, mais renonce en cours de route et revient à Rome fin août[52]. Début septembre 44 av. J.-C., il commence à attaquer Marc-Antoine dans une série de discours de plus en plus violents, les Philippiques[note 11].
En novembre -44, Octave écrit plusieurs fois à Cicéron, qu'il finit par convaincre de son adhésion à la cause républicaine contre Antoine. Fin décembre -44, Cicéron prononce devant le Sénat la troisième Philippique, puis la quatrième devant le peuple, tandis qu'il encourage les gouverneurs des Gaules Plancus et Decimus Brutus à résister à la mainmise d'Antoine sur leurs provinces. En janvier -43, Antoine et Dolabella sont remplacés au consulat par Hirtius et Pansa, que César avait nommés d'avance et qui sont d'anciens élèves de rhétorique de Cicéron. Cicéron continue ses Philippiques, mais ne parvient pas à faire proclamer Antoine ennemi public par les sénateurs. Au contraire, il doit accepter qu'on lui envoie des négociateurs[53]. En mars, accompagnés d'Octave, Hirtius et Pansa attaquent Antoine qui assiège Decimus Brutus dans Modène. Antoine est repoussé, mais Hirtius et Pansa, sur qui Cicéron comptait, sont morts dans les combats. Lorsque la nouvelle parvient à Rome en avril, Cicéron, dans sa dernière Philippique, couvre d'honneurs Octave et obtient enfin qu'Antoine soit déclaré ennemi du peuple romain[54].
Pour remplacer les consuls décédés, selon l'historien Appien, Octave propose que Cicéron et lui se portent candidats. Octave n'a ni l'âge ni le parcours politique pour être légalement consul, les sénateurs refusent donc, mais commettent la maladresse de repousser les élections à l'année suivante, laissant la République sans dirigeant. Autre motif de préoccupation pour Cicéron, une lettre de Decimus Brutus lui révèle qu'un proche d'Octave l'incite à se méfier de lui[55]. Fin juillet, une délégation de soldats force le Sénat à accorder le consulat à Octave, ce qu'un vote populaire ratifie le 19 août. Octave s'entend alors avec Marc-Antoine et Lépide, et constitue le Second triumvirat, qui reçoit fin octobre -43 les pleins pouvoirs avec comme programme venger César de ses meurtriers[56].
Les trois hommes s'accordent pour éliminer leurs ennemis personnels. Malgré l'attachement d'Octave pour son ancien allié, il laisse Marc-Antoine proscrire Cicéron, après trois jours de négociations selon Plutarque. L'orateur est assassiné le 7 décembre 43 av. J.-C. au moment où il quitte sa villa de Formia pour gagner le port de Gaète[A 36],[note 12] ; sa tête et ses mains coupées sont exposées sur les Rostres, au forum, sur ordre de Marc-Antoine, ce qui choque fortement l'opinion romaine. Son frère Quintus et son neveu sont exécutés peu après dans leur ville natale d'Arpinum. Seul son fils, alors en Macédoine, échappe à cette répression[57].
La mort décrite de Cicéron ne repose pas sur l'exactitude historique, les récits se contredisent. On est plus dans la rhétorique et la mise en scène. En fait, les biographes appliquent des colores, des éléments historiques qu'on déforme et qu'on manipule pour servir des intérêts esthétiques ou moralisants, dans ce cas, la dévotion, la pietas, la trahison, le fait de ne pas accabler les tueurs… Il est fort probable que les récits brodent à partir du fait brut de l'exécution. La mort de Quintus et de son fils (narrée par deux récits contradictoires et tardifs de Dion Cassius et Appien, qui de plus partagent des réminiscences avec l'exécution de Marcus) repose sur le même principe[58].
Le culte de la mort honorable et héroïque est très fort dans la Rome antique et tout homme sait qu'il est aussi jugé sur son attitude, ses poses ou ses propos lors de ses derniers moments. En fonction de leurs intérêts politiques ou de leur admiration envers Cicéron, ses biographes ont parfois considéré sa mort comme exemple de lâcheté (Cicéron est assassiné alors qu'il est en fuite) ou plus souvent, au contraire, comme un modèle d'héroïsme stoïque (il tend son cou à son bourreau, qui ne peut supporter son regard).
La version de l'événement que donne Plutarque combine habilement ces deux visions :
« À ce moment, survinrent les meurtriers ; c'étaient le centurion Herennius et le tribun militaire Popilius que Cicéron avait autrefois défendu dans une accusation de parricide. […] Le tribun, prenant quelques hommes avec lui, se précipita […] Cicéron l'entendit arriver et ordonna à ses serviteurs de déposer là sa litière. Lui-même portant, d'un geste qui lui était familier, la main gauche à son menton, regarda fixement ses meurtriers. Il était couvert de poussière, avait les cheveux en désordre et le visage contracté par l'angoisse. […] Il tendit le cou à l'assassin hors de la litière. […] Suivant l'ordre d'Antoine, on lui coupa la tête et les mains, ces mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques[A 37]. »
Sa tête et ses mains coupées sont exposées à la tribune des Rostres, exhibition macabre que Marius puis Sylla avaient déjà ordonnée pour l'exécution de leurs opposants[59].
Cicéron est considéré comme le plus grand auteur latin classique, tant par son style que par la hauteur morale de ses vues. La partie de son œuvre qui nous est parvenue est par son volume une des plus importantes de la littérature latine : discours juridiques et politiques, traités de rhétorique, traités philosophiques, correspondance. Malgré le biais qu'impose le point de vue de l'auteur, elle représente une contribution prépondérante pour la connaissance de l'histoire de la dernière période de la République romaine[60].
Les textes qui nous sont parvenus sont des versions révisées et parfois réécrites par Cicéron, avec l'aide de son esclave et sténographe Tiron, tandis qu'Atticus se charge de les faire copier et mettre en vente[61]. Cicéron affranchit Tiron en 53 av. J.-C., et Tiron devenu Marcus Tullius Tiro resta son collaborateur[62]. Après la mort de Cicéron, il édite sa correspondance et de nombreux discours, éditions dignes de confiance si l'on en croit Aulu-Gelle[A 38], qui les lut deux siècles plus tard[63].
En près de quarante ans, Cicéron prononce environ cent cinquante discours. Parmi ceux-ci, 88 sont identifiés par leurs titres cités dans d'autres textes, ou par des fragments, et 58 ont été conservés. Ils se répartissent en discours judiciaires et en harangues politiques prononcées devant le Sénat ou devant le peuple[61].
Les plaidoiries composées à l'occasion de procès ont des titres commençant par les mots Pro ou In, le nom suivant l'un de ces deux mots introductifs étant celui de la partie représentée en tant qu'avocat par Cicéron (Pro) ou de la partie adverse (In). Selon la loi romaine, l'avocat ne peut toucher d'honoraires, son assistance rentre dans le système de relations sociales, fait de services rendus et d'obligations en retour. Si les premières plaidoiries de Cicéron contribuent à lui constituer un réseau de soutien pour son ascension politique, les plaidoiries prononcées après son consulat sont des remerciements à ses amis : il défend son vieux maître de grec Archias (pro Archia), Sulla (pro Sulla) qui lui avait consenti un crédit pour l'achat de sa maison du Palatin, Flaccus (Pro Flacco) qui l'avait soutenu contre Catilina, Plancius, Sestius et Milon qui l'ont physiquement protégé pendant et après son exil et qui sont à leur tour défendus en justice[64]. En revanche, certains discours sont des services imposés par les triumvirs, comme la défense de Publius Vatinius, auparavant vilipendé par Cicéron dans le In Vatinium, ou celle d'Aulus Gabinius, responsable de son exil en -58. L'absence de publication ultérieure du pro Vatinio et du pro Gabinio se comprend aisément[45].
Mais lisons-nous les discours qui ont été réellement prononcés ? Cicéron lui-même précise qu'il procède à des remaniements (Lettres à Atticus, I, 13 et XIII, 20). On sait pour plusieurs discours, comme le Pro Milone, que Cicéron a remis en forme et publié son texte après le procès. Dion Cassius, très critique à l'égard de Cicéron, affirme même que tous ses discours ont été composés en chambre pour simuler une éloquence qu'il n'a pas[A 39], point de vue repris par certains modernes comme Antonio Salieri. Jules Humbert a rappelé que les actions judiciaires à Rome étaient complexes (avec des interrogatoires, des interventions multiples), ce qui implique que Cicéron a souvent regroupé en un seul discours des éléments divers[65]. Quand Cicéron rédige, ce ne peut être que dans un double but : multiplier son action politique et exécuter, en particulier pour la jeunesse, des modèles d'éloquence, les discours illustrant les leçons de ses traités de rhétorique[66]. Wilfried Stroh a sans doute raison : selon lui, Cicéron préparait ses discours par des notes, dont de rares fragments nous sont parvenus, et par un plan avec les têtes de chapitre. Seul le début du discours était rédigé puis appris par cœur. Après l'avoir prononcé, et s'il décidait de le publier, Cicéron le mettait par écrit de mémoire à partir de son plan[67]. Mais il ne faut pas exagérer les modifications apportées : Cicéron ne pouvait pas trop changer le discours prononcé car l'auditoire le gardait en mémoire. Il a seulement dû donner à ses rédactions une couleur plus propre à convaincre des lecteurs politiquement importants et à séduire les jeunes amateurs d'éloquence. Nous pouvons donc bien juger de son art par le texte qui nous est parvenu.
Les Romains ont consacré peu d'ouvrages aux techniques oratoires avant l'époque de Cicéron, on ne connaît que celui que Caton l'Ancien rédige pour son fils. Un autre manuel de rhétorique, également en forme de guide pratique, la Rhétorique à Herennius, est longtemps attribué à Cicéron, et comme tel publié à la suite du De Inventione. Quoique ce traité puisse être daté de l'époque de Cicéron d'après les personnages qu'il évoque, la période 86-82, cette paternité n'est plus retenue de nos jours en raison des opinions exprimées dans l'ouvrage qui sont fort différentes de celles de Cicéron[68].
Cicéron consigne des règles de l'art oratoire dans une œuvre de jeunesse datée de 84 av. J.-C., le De inventione, sur la composition de l'argumentation en rhétorique, dont deux des quatre livres qui le composent nous sont parvenus. Se positionnant par rapport aux maîtres grecs, Aristote qu'il suit et Hermagoras de Temnos qu'il réfute, Cicéron consacre une longue suite de préceptes à la première étape de l'élaboration d'un discours, l'inventio ou recherche d'éléments et d'arguments, pour chacune des parties du plan type d'un discours : l'exorde, la narration, la division, la confirmation, la réfutation et la conclusion. Pour les autres étapes, Cicéron renvoie à des livres suivants, perdus ou peut-être jamais écrits. Toutefois, lorsqu'il atteint sa maturité, il semble regretter cette publication précoce et quelque peu scolaire, qu'il critique dans le De Oratore et la qualifie d'« ébauches encore grossières échappées de mes cahiers d'école »[A 40],[68]. Néanmoins, le De inventione propose une classification originale des arguments présents dans un discours politique, distinguant ce qui est utile et ce qui est moral ou beau (honestum), les deux pouvant être dans le même discours. Plus tard dans sa carrière politique, Cicéron met en pratique cette approche, argumente devant le Sénat sur ce qui est utile et moral, tandis qu'il développe davantage l'utile dans ses discours au peuple[69].
En 55 av. J.-C., soit presque trente ans plus tard, et fort de son expérience, Cicéron reprend ses réflexions théoriques avec le célèbre Dialogi tres de Oratore (Les trois dialogues sur l'orateur). Il adopte une nouvelle approche pour en faire une œuvre philosophique et littéraire, la première du genre à Rome. Il présente son ouvrage sous forme de dialogue platonicien entre les grands orateurs de la génération précédente : Antoine, Crassus et Scævola, ce dernier ensuite remplacé par Catulus et son frère utérin César Strabon. Ils s'entretiennent avec Sulpicius et Cotta, jeunes débutants avides de s'instruire auprès d'hommes d'expérience[70]. Leur réunion date de l'année 91 av. J.-C., période agitée qui précède la guerre sociale puis la sanglante rivalité entre Marius et Sylla, ce qui fait volontairement écho selon Levert à la situation politiquement troublée qui prévaut lors de la publication de cette œuvre[71]. La portée politique du traité apparaît nettement, juste après le préambule, dans l'exaltation par Crassus du rôle du grand orateur dans la cité, puis le premier livre débat de la définition de la rhétorique et des qualités nécessaires de l'orateur. Dans le second dialogue, les interlocuteurs dissertent des différentes étapes définies par la rhétorique pour l'élaboration du discours, l'invention, la disposition et la mémorisation, et ils critiquent les règles scolaires grecques généralement admises. L'humour manipulateur a même sa place, sous forme de raillerie pour le ton du discours, ou de bons mots pour réveiller l'intérêt du public ou calmer son excitation. Le dernier dialogue porte sur l'élocution et l'action. L'ensemble forme un traité complet, sans avoir la lourdeur d'un manuel grâce au style dialogué. Cicéron présente dans cette œuvre sa célèbre théorie des trois objectifs de l'orateur : « prouver la vérité de ce qu'on affirme, se concilier la bienveillance des auditeurs, éveiller en eux toutes les émotions utiles à la cause », ou avec plus de concision « instruire, plaire, émouvoir »[72].
Dans un dernier traité important sur la rhétorique, l'Orator ad Brutum (Sur l'Orateur) publié en 46 av. J.-C., Cicéron développe une nouvelle théorie fondamentale pour l'esthétique latine, sur les trois niveaux de style que doit maîtriser l'orateur idéal, les styles simple, médian ou élevé, à appliquer selon l'importance du sujet du discours et l'objectif de l'orateur, informer, plaire ou ébranler l'auditoire[73].
Cicéron revient à des exposés didactiques dans deux ouvrages techniques de portée plus limitée. Le De partitionibus oratoriis, sur les subdivisions du discours, daté de -54, est un abrégé méthodologique destiné à son fils. Le Topica est rédigé en quelques jours en 44 à la demande de son ami