Guerre civile cambodgienne (1967-1975)
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La guerre civile cambodgienne est un conflit qui opposa les forces du Parti communiste du Kampuchéa, connues sous le nom de « Khmers rouges », leurs alliés de la république démocratique du Viêt Nam (Nord Viêt Nam) et du Front national de libération du Sud Viêt Nam (dit Việt Cộng) à celles du gouvernement du Royaume du Cambodge (après , la République khmère), soutenues par les États-Unis et la république du Viêt Nam (Sud Viêt Nam).
Date | 1967 – 1975 |
---|---|
Lieu | Cambodge |
Issue | Victoire des Khmers rouges ; proclamation du Kampuchéa démocratique |
Royaume du Cambodge (1967-1970) République khmère (1970-1975) États-Unis Sud Viêt Nam Avec le soutien de : Australie Canada Indonésie Malaisie Royaume-Uni Thaïlande |
Khmers rouges Front uni national du Kampuchéa (1970-1975) Nord Viêt Nam Việt Cộng Avec le soutien de : Chine Roumanie Cuba Union soviétique |
Lon Nol Sisowath Sirik Matak Richard Nixon Henry Kissinger |
Pol Pot Nuon Chea Khieu Samphan Ieng Sary Son Sen |
250 000 soldats | 100 000 (dont 60 000 Khmers rouges) |
Batailles
Phase de guérilla (en) :
Intervention américaine (en) :
- Nui Thanh
- Chu Lai
- Starlite
- Piranha
- Plei Me
- Minh Thanh
- Hump
- Gang Toi
- Bau Bang (1re)
- Ia Drang
- Crimp
- Masher/White Wing
- Suoi Bong Trang
- Kim Son Valley
- New York
- Utah
- A Shau
- Oregon
- Texas
- Birmingham
- Xa Cam My
- Hawthorne
- Hill 488
- Dong Ha (1re)
- Wahiawa
- Hastings
- Minh Thanh Road
- Prairie
- Colorado
- Duc Co
- Long Tan
- Attleboro
- Bong Son
- Tan Son Nhut airbase
- Lam Son II
- Firebase Bird (en)
- SS Baton Rouge Victory (en)
- Paul Revere IV
- Deckhouse V
- Cedar Falls
- Tuscaloosa
- Desoto
- Tra Binh Dong
- Bribie
- Junction City
- Prek Klok (1re)
- Prek Klok (2e)
- Ap Gu
- Suoi Tre
- Bau Bang (2e)
- Francis Marion
- Beaver Cage
- Union
- The Hill Fights
- Con Thien (1re)
- Malheur I and Malheur II
- Baker
- Nine Days in May
- Union II
- Vinh Huy
- Concordia
- Buffalo
- Con Thien (2e)
- Hong Kil Dong
- Suoi Chau Pha
- Swift
- Dong Son
- Wheeler/Wallowa
- Con Thien (3e)
- Medina
- Ong Thanh
- Loc Ninh (1re)
- Kingfisher
- Kentucky
- Lancaster
- Dak To (1re)
- Mekong Delta
- Tam Quan
- Thom Tham Khe
- Phoenix
- Vuon Dieu - Bau Nau
- Auburn
1968, année charnière :
- New Year's Day Battle of 1968
- Khe Sanh
- Coburg
- Offensive du Tết
- Saïgon (1re)
- Hue
- Quang Tri (1re)
- Ban Houei Sane
- Lang Vei
- Lima Site 85
- Massacre de Mỹ Lai
- Pegasus
- Toan Thang I
- Scotland II
- Delaware
- Dong Ha (2e)
- Allen Brook
- May '68
- Kham Duc
- Coral–Balmoral
- Mameluke Thrust
- Robin
- Duc Lap
- Maui Peak
- Meade River
- Speedy Express
Désengagement américain (1969–1971) :
- Bold Mariner
- Dewey Canyon
- Taylor Common
- Tết (1969)
- Purple Martin
- Massachusetts Striker
- Maine Crag
- Montana Mauler
- Oklahoma Hills
- Virginia Ridge
- Apache Snow
- Hamburger Hill
- Twinkletoes
- Binh Ba
- Bu Prang
- Texas Star
- Chicago Peak
- FSB Ripcord
- 1st Cambodia
- Kompong Speu
- Prey Veng
- Cambodge (2e)
- Snuol
- Tailwind
- Jefferson Glenn
- Hat Dich
- Lam Son 719
- Son Tay
- Chenla I
- Chenla II
- FSB Mary Ann
- Long Khanh
- Nui Le
- Quang Trị (2e)
- Quang Trị (3e)
- Loc Ninh (2e)
- An Lộc
- Dong Ha (3e)
- Dak To (2e)
- Kontum
- Thunderhead
Post-accords de paix de Paris (1973–1974) :
- Cửa Việt
- Ap Da Bien
- Svay Rieng
- Iron Triangle
- Thường Đức
- Phuoc Long
- Ban Me Thuot
- Hue–Da Nang
- Phan Rang
- Xuân Lộc
- Newport Bridge
- Rach Chiec Bridge
- Saïgon (2e)
- Farm Gate
- Chopper
- Ranch Hand
- Pierce Arrow
- Barrel Roll
- Pony Express
- Flaming Dart
- Iron Hand
- Rolling Thunder
- Steel Tiger
- Arc Light
- Tiger Hound
- Shed Light
- Thanh Hoa
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- Yen Vien
- Niagara
- Niagara II
- Do Luong (1re)
- Do Luong (2e)
- Igloo White
- Giant Lance
- Commando Hunt
- Menu
- Patio
- Freedom Deal
- Bat 21 Bravo
- Linebacker I
- Enhance Plus
- Linebacker II
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- Tan Son Nhut
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- New Life
- Eagle Pull
- Frequent Wind
- Yankee & Dixie Stations
- Golfe du Tonkin
- Market Time
- Vung Ro Bay
- Game Warden
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- Sea Dragon
- Deckhouse Five
- Bo De River, Nha Trang, Tha Cau River
- Sealords
- Hai Phong Harbor
- Đồng Hới
- Pocket Money
- Custom Tailor
- End Sweep
- Iles Paracels
- Truong Sa
- Incident du Mayagüez
Dans le contexte de la guerre froide, ce conflit fut exacerbé par l'influence de la guerre du Viêt Nam, et les actions des alliés des deux parties belligérantes. En effet, l'implication de l'Armée populaire vietnamienne (armée nord-vietnamienne) était motivée par son souci de protéger ses bases et ses sanctuaires dans l'Est du Cambodge le long de la piste Hô Chi Minh, sans laquelle la poursuite de son effort militaire au Sud Viêt Nam aurait été plus difficile, tandis que les États-Unis souhaitaient gagner du temps pour leur retrait du Sud-Est asiatique et protéger leur allié, le régime sud-vietnamien. Les Américains et les armées du Sud et du Nord Viêt Nam participèrent directement, à un moment ou un autre, aux combats.
Le gouvernement cambodgien fut principalement soutenu par des campagnes américaines de bombardements aériens massifs et des aides directes matérielles et financières. En 2009, Raoul Marc Jennar annonçait devant le tribunal chargé de juger les derniers dirigeants khmers rouges en vie, que « dans toute l’histoire de l’humanité, aucun autre pays n’a été autant bombardé que le Cambodge durant cette période »[1].
Après cinq années de combats acharnés, qui causèrent des pertes massives en vies humaines[note 1], la destruction de l'économie, la famine de la population et des atrocités sans nom, le gouvernement républicain du Cambodge fut renversé le lorsque les Khmers rouges, victorieux, proclamèrent la création du Kampuchéa démocratique. L'intervention américaine ordonnée par Richard Nixon et Henry Kissinger au Cambodge (en particulier les bombardements aériens massifs, dont on estime entre 50 000 et 150 000 personnes tuées) a finalement contribué au renforcement du mouvement khmer rouge[note 2], dont les effectifs passèrent de 4 000 en 1970 à 70 000 hommes en 1975[4] et à leur prise du pouvoir. Le régime des Khmers Rouges s'avérera être un des plus sanglants du XXe siècle[5]. Ce conflit, même s'il s'agissait d'une guerre civile locale, s'est inscrit dans le contexte de la Guerre froide, dans le cadre plus large de la guerre du Viêt Nam (1959–1975) qui toucha également le Royaume du Laos, le Sud Viêt Nam et le Nord Viêt Nam.
Au cours de la première moitié des années 1960, la politique « neutraliste » du prince Norodom Sihanouk avait protégé sa nation de la tourmente qui avait frappé le Laos et le Sud Viêt Nam[6]. Ni la république populaire de Chine ni le Nord Viêt Nam n'avaient contesté la prétention de Sihanouk de représenter une politique « progressiste » et la direction de l'opposition interne de gauche, le parti Pracheachon, avait été intégrée dans le gouvernement[7] à côté d'autres partis de droite[8]. Le , Sihanouk avait rompu ses relations diplomatiques avec les États-Unis, mis un terme à l'acheminement de l'aide américaine et s'était tourné notamment vers la république populaire de Chine et l'Union soviétique pour négocier une aide économique et militaire[7].
La guérilla communiste représentait encore une menace insignifiante et en cas de besoin le monarque faisait plus confiance à la Chine pour la contenir qu'aux États-Unis. Par contre, les frictions étaient alors courantes avec les alliés de Washington, entre des Thaïlandais qui soupçonnaient le prince d’aider en sous-main la guérilla maoïste dans le nord-est du pays et en contrepartie soutenait les rebelles Khmers Serei alors qu’avec la république du Viêt Nam les incidents de frontière étaient quasi-permanents[9] et les mesures de rétorsions prises par l’administration de Diệm à l’encontre des Khmers Krom du delta du Mékong avaient mauvaise presse à Phnom Penh[10].
À la fin des années 1960, le délicat équilibre de la politique de Sihanouk commença à être mis en péril. En 1966, un accord fut conclu entre le prince et les Chinois tolérant un déploiement de l'armée nord-vietnamienne et du Việt Cộng et l'implantation de bases logistiques dans les régions frontalières orientales[11]. Sihanouk avait également autorisé l'utilisation du port de Sihanoukville par les navires battant pavillon communiste livrant des fournitures et du matériel pour soutenir le Việt Cộng au Viêt Nam[12]. Ces concessions contrevenaient à l’article 5 des accords de Genève de 1954[note 3].
Sihanouk était convaincu que la république populaire de Chine, et non les États-Unis, prendrait in fine le contrôle de la péninsule indochinoise et que « nos intérêts sont mieux servis en traitant avec le camp qui, un jour, contrôlerait l'ensemble de l'Asie – et en traitant avec lui avant sa victoire afin d'obtenir les meilleures conditions possibles »[11].
Au cours de la même année, cependant, il laissa son ministre pro-américain de la défense, le général Lon Nol, réprimer l'activité de la gauche, en écrasant le Pracheachon, accusant ses membres de menées subversives et de soumission à Hanoï[14]. Dans le même temps, Sihanouk perdait le soutien des conservateurs du Cambodge à la suite de son échec à venir à bout de la détérioration de la situation économique, encore exacerbée par la diminution des exportations de riz — qui allaient pour l'essentiel à l'armée nord-vietnamienne et au Việt Cộng [note 4] — et de la présence militaire communiste croissante.
Le , le Cambodge tient des élections. Grâce à la manipulation et au harcèlement les conservateurs emportèrent 75 % des sièges à l'Assemblée nationale[15],[16]. Lon Nol fut choisi en tant que premier ministre par la droite qui lui donna pour adjoint Sirik Matak, un membre de la branche royale des Sisowath, adversaires de longue date de Sihanouk. En plus de ces développements politiques et du conflit d'intérêts au sein de l'élite politique de Phnom Penh, les tensions sociales créèrent un contexte favorable à la croissance d'une subversion communiste dans les zones rurales[17].
La révolte dans la province de Battambang
Le prince se trouva face à un dilemme politique. Pour contrebalancer la marée montante des conservateurs, il nomma les dirigeants du groupe qu'il avait réprimé en tant que membres d'un « contre-gouvernement » destiné à surveiller et critiquer l'administration de Lon Nol[18]. L'une des premières priorités de Lon Nol pour stabiliser l'économie chancelante fut de refréner la vente illégale de riz aux communistes. Des troupes furent dépêchées vers les zones rizicoles pour procéder à la récolte forcée à la pointe du fusil et en ne payant que le prix minimal offert par le gouvernement. En février et mars 1967, des opposants à cette politique commencèrent la distribution de tracts antigouvernementaux à travers tout le pays et une agitation généralisée se développa, en particulier dans la riche province de Battambang, une zone depuis longtemps connue pour la présence de grands propriétaires terriens, une grande disparité dans la richesse et où les communistes avaient une certaine influence. Début mars, le porte-parole du gouvernement se félicitait que les nouvelles mesures aient permis d’amonceler plus d’une centaine de milliers de tonnes de riz dans le nord-ouest du pays[19],[20].
Le , alors que Sihanouk se trouvait en France, une rébellion éclata près de Samlaut, lorsque les villageois en colère attaquèrent une brigade de collecteurs d'impôts. Avec les encouragements probables des cadres communistes locaux, l'insurrection se répandit rapidement dans toute la région[21].
La région de Samlaut s’étend à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Battambang et une quinzaine de la frontière thaïlandaise. Pendant la première guerre d’Indochine ce district inaccessible, essentiellement composé de forêts, avait servi de refuge aux troupes Việt Minh et issarak. Durant sa croisière pour l’indépendance, Sihanouk en avait remarqué le potentiel agricole, et en 1965-1966, la province avait accueilli plusieurs centaines de paysans sans terre du sud-ouest du Cambodge et des réfugiés khmers Krom. Ces nouveaux arrivants profitaient d’une incitation financière du gouvernement mais s’attiraient la rancœur de la population indigène. Dans le district voisin d’Andoeuk Hep, où l’ouverture d’une usine textile à Battambang avait favorisé des plantations de cotonniers, plusieurs propriétaires avaient été dépossédés de leurs terres par des dirigeants et des négociants. En 1966, toutefois, la production du coton restait faible et la plupart des fermiers s’étaient fortement endettés[22].
Pour ne rien arranger, et comme déjà mentionné, la campagne du gouvernement pour vendre le riz à bas prix avait elle aussi suscité une certaine acrimonie. L’historien Hin Sithan a cité dans un ouvrage - No na kitt'kam - consulté par David Porter Chandler, le témoignage d’un ancien employé municipal, recueilli dans les années 1980, ayant assisté à la reddition de plusieurs insurgés en avril 1967, qui affirmaient qu’ils ne se reconnaissaient pas dans les doctrines communistes, mais qu’ils s’étaient enfui dans la forêt car ils avaient été rendus furieux par les autorités provinciales et certains affairistes qui s’étaient alliés pour les déposséder de leurs terres[23].
Face aux troubles et en l'absence du prince — mais certainement avec son accord — Lon Nol réagit en proclamant la loi martiale[18]. Malgré les premières mesures de répression, la révolte ne faiblit pas et le , à Stung Kranhung près de Samlaut, deux cents personnes arborant des slogans antigouvernementaux et armées de couteaux et de fusils artisanaux attaquèrent un camp des Jeunesses Socialistes Royales Khmères, une association affiliée au Sangkum. Ils tuèrent deux soldats et prirent leurs armes. Les campeurs, qui défrichaient une forêt pour en faire des terres agricoles, s’enfuirent et leur campement fut brûlé. Plus tard dans la journée, deux autres postes de gardes furent attaqués, d’autres fusils volés et un dirigeant local fut tué. À la tombée de la nuit, d’après Sihanouk, les rebelles avaient dérobé « 15 fusils appartenant à la nation ». Les escarmouches continuèrent encore pendant deux jours, jusqu’à ce que des troupes fraîches arrivent, rétablissent l’ordre et arrêtent des suspects. Dans le même temps, quelque deux mille hommes, femmes et enfants avaient fui les rafles et s’étaient rassemblés dans la forêt. À partir de la mi-mai, huit unités de vigiles avaient été recrutées à Battambang, armées de bâtons et envoyées dans la région pour « chasser les Rouges », en fait beaucoup de personnes qui n’avaient quitté leurs villages que pour sauver leur vie[24].
À Phnom Penh, alors que Sihanouk était rentré, des étudiants de gauche manifestèrent contre Lon Nol. Leurs banderoles et tracts réclamaient la dissolution du gouvernement, des nouvelles élections législatives, la baisse des prix et le retrait des troupes opérant près de Pailin. Même s’il déclara publiquement que s’il avait dû choisir lui-même le gouvernement il aurait nommé une tout autre équipe, le prince trouvait impossible de donner satisfaction à de telles demandes. Pour calmer les manifestants, il demandait qu’on plaçât leurs revendications à l’ordre du jour d’un futur congrès national du Sangkum où les contestataires seraient invités à venir présenter leurs arguments, tout en espérant qu’impressionnés par la police ils n’oseraient pas venir ; c’est ce qui se passa et le congrès décidait de maintenir en place l’Assemblée nationale élue une année auparavant[25].
Le fait que les manifestations avaient fait référence à Pailin suggère que le Parti communiste du Kampuchéa était au moins au courant des activités de Lon Nol là-bas. La source est certainement Nuon Chea, membre du comité central et né à Battambang. Il avait combattu aux côtés des Khmers issarak et du Việt Minh dans la région au cours des années 1950 et avait sûrement gardé des liens avec eux. Au début de 1967, il se cachait à Phnom Penh, mais allait régulièrement à Battambang[26].
Dans un message à la nation, Sihanouk attribuait les troubles à un harcèlement d’éléments de gauche contre Lon Nol et au rejet des radicaux locaux envers les nouveaux arrivants sur les terres et champs « khmers rouges ». Dans ses récriminations, il s’en prenait aux « Khmers Việt Minh », qui d’après lui faisaient allégeance à un grand chef inconnu. « Je ne sais pas », ajoutait le prince « si ce grand chef est un étranger ou un Khmer de Phnom Penh ». Ils menaient, toujours d’après le monarque, une lutte contre les forces nationale pour le compte de ce grand chef et continueraient jusqu’à ce que ce grand chef leur donne l’ordre d’arrêter. Sihanouk voyait les émeutes de Samlaut avant tout comme une offense personnelle. En guise de représailles, il avait demandé que les villages des insurgés soient rasés et renommés. Le nombre de victimes ne sera jamais publié, mais des sources font état de plusieurs centaines[27].
Le 7 avril, le prince faisait une nouvelle déclaration dans laquelle il affirmait qu’il « traiterait les Khmers rouges comme il avait traité les Khmers Serey ». Il ne faisait pas référence à la répression à Battambang, sur laquelle il avait peu d’informations, mais à la possibilité de faire exécuter certaines personnalités de gauche. Pour ne laisser planer aucun doute sur ses intentions, un film sur l’exécution publique d’agents khmers Serey récemment arrêtés fut diffusé dans l’ensemble du pays[28]. En 1971, interrogé par Jean Lacouture sur le nombre de victimes de la répression qui s’abattit, le monarque affirmera « avoir lu quelque part » qu’il y avait eu dix mille morts[29] ; en 1983, ses estimations furent revues à la baisse et il parlait de moins de mille morts[30].
Sihanouk menaça également de faire convoquer Hou Yuon et Khieu Samphân, les deux principaux députés de la gauche, devant des tribunaux militaires afin de leur poser quelques questions. Craignant pour leurs vies, les deux intéressés quittèrent précipitamment la ville. Quand on découvrit leur disparition, beaucoup à Phnom Penh pensèrent qu’ils avaient été tués[31].
Alors que se déroulaient ces événements, Lon Nol démissionnait de son poste de Premier ministre pour raisons de santé et se rendit en France pour se faire soigner. Sihanouk lui succéda à la tête de ce qu’il appela un gouvernement d’exception. En fait, cela revenait à dissoudre le cabinet issu des élections de 1966 et à le remplacer par un gouvernement ne comportant aucun parlementaire, mais incluant trois personnes de l’aile gauche du Sangkum, plusieurs fidèles du monarque et quelques spécialistes apolitiques de domaines particuliers – nous dirions de nos jours « venant de la société civile » – tel Kol Touch qui rejoignait le ministère ô combien sensible de l’agriculture. Sihanouk s’était assigné trois objectifs principaux, à savoir mettre un terme à la crise politique et à la rébellion à Battambang, résoudre les dysfonctionnements de l’administration et enfin trouver une solution au problème de déficit budgétaire[32].
La crise était surmontée dans l'immédiat mais elle eut deux conséquences tragiques : elle poussa des milliers de nouvelles recrues dans les rangs des maquis communistes de la ligne « dure » — que Sihanouk qualifiait de Khmers rouges — tandis que, pour la paysannerie, le nom de Lon Nol était désormais associé à une répression impitoyable à travers tout le Cambodge[33].
La rébellion khmère rouge et la rupture avec les communistes
Alors que l'insurrection en 1967 avait été spontanée, les Khmers rouges tentèrent, sans grand succès, d'organiser une révolte plus ample au cours de l'année suivante. L'élimination par le prince Shihanouk du Pracheachon et des communistes « urbains » dégagea le terrain de toute concurrence politique pour Saloth Sar — plus tard connu sous le nom Pol Pot —, Ieng Sary, et Son Sen, les leaders maoïstes du maquis khmer rouge[34]. Ceux-ci menèrent leurs troupes dans les hautes terres du Nord-Est et dans les territoires des Khmer Loeu, des minorités ethniques qui étaient hostiles à la fois aux Khmers des plaines et au gouvernement central. Pour les Khmers rouges, qui ne bénéficiaient pas encore de l'aide des Nord-Vietnamiens, ce fut une période de regroupement, d'organisation et de formation. Hanoï « ignora » purement et simplement ses alliés parrainés par la république populaire de Chine et cette indifférence de leurs « fraternels camarades » envers leur insurrection entre 1967 et 1969 laissera une impression indélébile sur les dirigeants khmers rouges[35],[36].
Le , les Khmers rouges lancèrent leur première offensive, visant avant tout plus à la collecte d'armes et à la diffusion de propagande qu'à la prise de contrôle de territoires puisque, à cette époque, l'insurrection ne comptait pas plus de 4 000 à 5 000 membres[37],[38]. Au cours du même mois, les communistes fondèrent l'Armée révolutionnaire du Kampuchéa en tant qu'aile militaire du parti. Dès la fin de la révolte dans la province de Battambang, Sihanouk avait commencé à reconsidérer ses relations avec les communistes[39]. Son accord antérieur avec les Chinois ne lui avait rien rapporté : non seulement ils n'étaient pas parvenus à modérer les Nord-Vietnamiens, mais ils s'étaient impliqués activement eux-mêmes — par le biais des Khmers rouges — dans la subversion active à l'intérieur de son pays[21].
Sur l'avis de Lon Nol — qui était revenu au sein du cabinet comme ministre de la Défense en novembre 1968 — et d'autres politiciens conservateurs, le prince agréa le rétablissement des relations diplomatiques normales avec les États-Unis le et constitua un nouveau gouvernement de salut national avec Lon Nol comme premier ministre[40]. Il agit ainsi avec l'intention de « jouer une nouvelle carte, puisque les communistes asiatiques nous attaquent déjà avant la fin de la guerre du Vietnam »[41]. En outre, l'armée nord-vietnamienne et le Việt Cộng devenaient des boucs émissaires tout désignés pour les maux du Cambodge, bien plus que la petite rébellion khmère rouge, et débarrasser le pays de leur présence résoudrait simultanément de nombreux problèmes[42]. Les Américains profiteraient de cette occasion pour résoudre certains de leurs propres problèmes dans le Sud-Est asiatique.
L'opération Menu
Bien que les États-Unis aient eu connaissance de la présence de sanctuaires Việt Cộng/Nord-Vietnamiens au Cambodge dès 1966, le président Lyndon Johnson avait choisi de ne pas les attaquer en raison d'éventuelles répercussions internationales et de sa conviction que Sihanouk pouvait être amené à modifier sa politique[43]. Johnson avait toutefois autorisé les équipes de reconnaissance du très secret Vietnam Studies and Observations Group (SOG) du Military Assistance Command à entrer au Cambodge pour recueillir des renseignements sur ces bases en 1967[44]. L'élection de Richard Nixon en 1968 et l'introduction de sa politique de désengagement progressif des États-Unis du Sud-Vietnam et de la vietnamisation du conflit allait tout changer.
Le , suivant les ordres secrets de Nixon, 59 bombardiers B-52 Stratofortress du Strategic Air Command de l'US Air Force bombardèrent la Base 353, située dans la région dite « de l'hameçon » face à la province sud-vietnamienne de Tay Ninh. Cette frappe fut la première d'une série d'attaques sur les sanctuaires qui dura jusqu'en . Au cours de l'Opération Menu, l'Air Force effectua 3 875 sorties et lâcha plus de 108 000 tonnes de munitions sur les zones frontalières orientales[45]. Au cours de cette opération, Sihanouk resta serein à propos des événements, espérant peut être que les États-Unis seraient en mesure de chasser les troupes nord-vietnamiennes et celles du Việt Cộng de son pays[46]. Hanoï aussi resta silencieuse, ne voulant pas donner quelque publicité à la présence de ses forces dans le Cambodge « neutre ».
Le coup d'État de Lon Nol
Fin 1969, Lon Nol partit suivre un traitement médical dans une clinique de Neuilly-sur-Seine. Il sera rejoint peu après par Norodom Sihanouk qui viendra se faire soigner dans le sud de la France à partir de janvier 1970. S’il a été confirmé que les deux hommes se rencontrèrent, le plus grand flou subsiste quant à la teneur des entretiens. Des rumeurs qui n’ont jamais été confirmées, font état d’un accord visant à laisser Lon Nol préparer des manifestations antivietnamiennes « spontanées » pendant que Sihanouk se rendrait en Union soviétique et en Chine pour demander aux deux puissances communistes de faire pression sur leur protégés du Việt Cộng afin que celui-ci limite sa présence sur le territoire khmer. De retour au Cambodge à la mi-février, Lon Nol réunissait les différents gouverneurs pour avoir un état des implantations vietnamiennes puis fermait le port de Sihanoukville à l’approvisionnement des maquis du Việt Minh. Le 8 mars, des manifestations éclataient dans les provinces du sud-est proches de la frontière[47].
Le 11, ce sera au tour de Phnom Penh d’être touché : les ambassades du gouvernement révolutionnaire provisoire du Vietnam du sud et de la république démocratique du Viêt Nam sont saccagées par une foule en colère[48]. Le 12, l’escalade se poursuivait. Tout en présentant ses excuses pour le saccage des ambassades, Lon Nol donna 3 jours aux troupes vietnamiennes présentes au Cambodge pour quitter le territoire[49]. Ce véritable ultimatum, totalement irréaliste, mit Sihanouk dans une rage folle. Depuis l’ambassade du royaume khmer à Paris, le monarque fulminait et évoquait son intention, après un passage par Moscou puis Pékin, de rentrer à Phnom Penh pour châtier les coupables. D’après un entretien que Lon Nol avait accordé au Times, la retranscription des propos avait été envoyée dans la capitale cambodgienne où elle aurait suscité un certain émoi et aurait scellé le sort du prince. Ce qui jusqu’alors n’aurait eu pour but que de limiter les pouvoirs de Norodom Sihanouk et de réorienter la « neutralité » du Cambodge vers une voie moins proche des communistes allait amener à mettre fin à une monarchie millénaire[50]. Le , Lon Nol demanda que l'Assemblée nationale statue sur le futur du leadership du prince sur la nation. Sihanouk fut chassé du pouvoir par un vote de 92 « contre » et 0 « pour »[51]. Cheng Heng, président de l'Assemblée nationale, fut nommé chef de l'État par intérim, tandis que le Premier ministre Lon Nol était investi de pouvoirs d'urgence et que Sirik Matak conservait son poste de vice-Premier ministre. Le nouveau gouvernement affirma que le transfert du pouvoir avait été tout à fait légal et constitutionnel[note 5],[53].
Plusieurs sources affirmaient et affirment que ce « coup d'État » aurait été élaboré à Washington[54]. Sihanouk, de son côté, soutenait que sa déposition était l'œuvre de la CIA qui pour l'occasion s'était associée avec le prince Sisowath Sirik Matak et le leader nationaliste Son Ngoc Thanh[55]. Si plusieurs intervenants ont affirmé – sans le prouver - que les autorités militaires basées à Saïgon étaient au moins au courant de ce qui allait se passer, voire aurait apporté leur soutien aux « conjurés », Il n'a jamais été possible de prouver l’implication de l'agence américaine dans la conduite de ces événements[56]. Alain Clément, correspondant du Monde à Washington se demandait dès le 20 mars « Qu’est-ce qu’une administration qui s’est engagée sur la voie du rapatriement du corps expéditionnaire américain au Vietnam ... aurait à gagner à l’installation d’un régime ostensiblement pro-américain à Phnom Penh »[57]. Il semble qu'au départ, Lon Nol voulait simplement faire pression sur Sihanouk pour obtenir que les troupes nord vietnamiennes et Việt Cộng cessent leurs opérations au Cambodge[58].
La majorité des citadins éduqués ou appartenant à la classe moyenne étaient las des frasques du prince et se félicitèrent du changement de gouvernement[59]. Ils furent rejoints par l'armée qui se réjouit de la perspective du retour de l'aide militaire et financière américaine[60]. Dans les jours qui suivirent sa déposition, Sihanouk diffusa depuis Pékin un appel exhortant le peuple à résister aux usurpateurs[40]. Des manifestations et des émeutes eurent lieu, principalement dans les zones contiguës à celles contrôlées par les Vietnamiens, mais aucune ne menaça le gouvernement à l'échelle nationale[61]. Lors d'un incident à Kompong Cham le , la foule en colère tua cependant le frère de Lon Nol, Lon Nil, lui arracha le foie, le cuisit et le mangea[note 6],[60]. Quelque millers de paysans commencèrent alors à marcher sur la capitale pour exiger la restauration de Sihanouk, ils furent dispersés par l'armée au prix de nombreuses victimes[63]. Le , la République khmère fut donc proclamée officiellement.
Le massacre des Vietnamiens
La majorité de la population tourna alors sa rancœur et ses frustrations contre la minorité nationale vietnamienne. Le message de Lon Nol appelant à la levée de 10 000 volontaires pour renforcer les effectifs mal équipés de l'armée cambodgienne, forte de 30 000 hommes, virent les militaires submergés par l'arrivée de plus de 70 000 recrues[64]. Des rumeurs commencèrent alors à circuler relatives à une possible offensive nord-vietnamienne visant Phnom Penh elle-même. La paranoïa se développa et déclencha une violente réaction contre les 400 000 Vietnamiens nationaux[60].
Lon Nol espérait utiliser les Vietnamiens locaux comme otages contre les activités des Nord-Vietnamiens et les militaires commencèrent à effectuer des rafles pour les regrouper dans des camps de détention[60]. C'est alors que les massacres débutèrent : dans les villes et les villages, partout au Cambodge, des soldats et des civils commencèrent à traquer leurs voisins vietnamiens afin de les assassiner[65]. Le 15 avril, les corps de centaines de Vietnamiens dérivaient sur le Mékong vers le Sud Viêt Nam[66].
Le Sud-Vietnam, le Nord-Vietnam et le Việt Cộng dénoncèrent durement ces horribles exactions[67]. De manière très significative, aucun Cambodgien, pas même ceux de la communauté bouddhiste, ne condamnèrent les meurtres. Dans son message d'excuses au gouvernement de Saigon, Lon Nol déclara qu'« il était difficile de faire la distinction entre les citoyens vietnamiens qui étaient membres du Việt Cộng et ceux qui ne l'étaient pas. Il est donc tout à fait normal que la réaction des troupes cambodgiennes, qui se sont senties trahies, ait été difficile à contrôler »[68].
La fuite du gouvernement provisoire révolutionnaire sud-vietnamien vers le nord (mars - avril 1970)
Depuis le début de 1970, les services de renseignements de Hanoï dans la capitale cambodgienne savaient que Sihanouk était soumis à des pressions intenses pour éliminer les bases vietnamiennes du sol cambodgien. Pour faire face à toutes les éventualités, les Nord-Vietnamiens avaient commencé à planifier des itinéraires d'évacuation d'urgence dans le cas d'un assaut coordonné par les Cambodgiens à l'Ouest et des Sud-Vietnamiens au sud-est. Après le coup d'état de Lon Nol, le « Bureau Central pour le Sud-Vietnam » fut évacué le . Alors que le Việt Cộng et le gouvernement provisoire se préparaient à se déplacer également vers le nord et la sécurité, ils furent frappés par les bombardements aériens des B-52 américains du . Conformément aux plans d'évacuation, le général Hoang Van Thái avait prévu d'engager trois divisions vietcong pour couvrir la fuite : la 9e division devait bloquer tout mouvement de l'armée sud-vietnamienne, la 5e ferait écran face aux forces cambodgiennes et la 7e FNL assurerait la sécurité aux membres civils et militaires du gouvernement et des bases[69].
Lorsque Lon Nol intima au Việt Cộng l'ordre de quitter le Cambodge, celui-ci prit immédiatement le contrôle d'une grande partie de l'Est et du Nord du pays. Lon Nol et les Sud-Vietnamiens réagirent en lançant une invasion de la région frontalière et en forçant les combattants anti-gouvernementaux à quitter celle-ci en direction des « sanctuaires » constitués dans la province septentrionale de Kratié par les Vietnamiens, certains éléments dont le gouvernement provisoire vidant les lieux sous la pression des Cambodgiens et les forces sud-vietnamiennes. Cette opération conjointe sud-vietnamienne/républicaine khmer fut considérée comme un prélude à la campagne cambodgienne américano-vietnamienne un mois plus tard[69].
Des éléments du GRP et du Việt Cộng furent encerclés dans leurs bunkers par les forces héliportées sud-vietnamiennes qui avaient traversé la frontière du Cambodge le . Cernés, ils attendirent jusqu'au soir puis, sous la protection de la 7e division, ils rompirent l'encerclement pour fuir vers le nord et rejoindre à marche forcée le Bureau Central dans la province cambodgienne de Kratié. Au moment de traverser la route 7, en direction du nord, la colonne apprit que le , la 9e division avait été engagée près de la ville de Krek et y avait vaincu les forces de l'armée sud-vietnamienne[69].
La constitution du FUNK et du GRUNK
De Pékin, Sihanouk proclama entre-temps la destitution du gouvernement de Phnom Penh et son intention de créer le « Front Uni National du Kampuchéa » — le FUNK. Sihanouk déclarera plus tard : « j'avais choisi de ne pas être avec les Américains ou avec les communistes, parce que je considérais qu'il y avait deux dangers, l'impérialisme américain et le communisme en Asie. Ce fut Lon Nol qui m'obligea à choisir entre eux »[60].
Le prince s'allia alors avec les Khmers rouges, les Nord-Vietnamiens, les Laotiens du Pathet Lao, et le Việt Cộng, en jetant son prestige personnel au service des communistes. Le vit la mise en place effective du FUNK et la constitution du « Gouvernement royal d'union nationale du Kampuchéa » (GRUNK). Sihanouk y assumait le poste de chef de l'État, nommant Penn Nouth, un de ses plus fidèles soutiens, en tant que Premier ministre[60]. Khieu Samphân fut désigné vice-Premier ministre, ministre de la Défense et commandant en chef des forces armées du GRUNK même si la direction des opérations militaires était assurée par Pol Pot. Hu Nim devint le ministre de l'information tandis que Hou Yuon assumait de multiples responsabilités en tant que ministre de l'Intérieur, des réformes communales et les coopératives. Le GRUNK proclama qu'il n'était pas un gouvernement en exil puisque Khieu Samphân et les insurgés restaient à l'intérieur du Cambodge. Sihanouk et ses partisans restèrent en Chine bien que le prince ait fait une visite dans les zones « libérées » du Cambodge, y compris à Angkor Vat, en . Ces visites visaient principalement à des fins de propagande et n'eurent aucune influence réelle sur les affaires politiques[70].
Pour Sihanouk, cette alliance n'était qu'un « mariage de raison » à court terme justifié par sa soif de vengeance contre ceux qui l'avaient trahi[71],[72]. Pour les Khmers rouges, c'était un moyen d'élargir considérablement l'assise de leur mouvement. Les paysans, motivés par la loyauté à la monarchie, se rallièrent peu à peu à la cause du FUNK[73]. L'appel personnel de Sihanouk, le comportement généralement plus correct des troupes communistes et les bombardements aériens généralisés facilitèrent le recrutement. La tâche fut rendue encore plus facile pour les communistes après le , lorsque Lon Nol abolit la monarchie fédéraliste et décréta la mise en place d'une République khmère centralisée[74].