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Jacques Lacan, né le à Paris 3e et mort le à Paris 6e, est un psychiatre et psychanalyste français.
Naissance |
. Paris 3e (France) |
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Décès |
(à 80 ans) Paris |
Nationalité | Française. |
Formation | Collège Stanislas (jusqu'en 1919), Faculté de médecine de Paris (jusqu'en 1932) |
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Titres |
1932 : docteur en médecine, spécialité médecine légale 1934 : praticien des asiles (équivalent de l'actuel psychiatre des hôpitaux) 1938 : psychanalyste agréé. |
Travaux | clinique du déclenchement du délire, fondements structuralistes de la psychanalyse. |
Approche | psychanalytique. |
Idées remarquables | stade du miroir, RSI, signifiant, sujet de l'inconscient, forclusion du Nom du Père, Schéma L, A, sinthome. |
Œuvres principales |
1932 : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, 1966 : Écrits, 1953-1980 Séminaire[note 1]. |
Influencé par | Freud, Saussure, Lévi-Strauss, Spinoza, Kant, Hegel, Heidegger, Kojève, Uexküll, Wallon, Dolto, Pinel, Georges Dumas, Henri Claude, Clérambault |
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Partisans (A influencé) |
Françoise Dolto,Alain Badiou, Serge Leclaire, Pierre Fédida, Octave Mannoni, Maud Mannoni, Jean-Bertrand Pontalis, Joël Dor, Élisabeth Roudinesco, Moustapha Safouan, Charles Melman, Jacques-Alain Miller, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Catherine Millot, Slavoj Žižek, Julia Kristeva, Catherine Clément, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Barbara Cassin. |
Détracteurs (Critiques) |
Sacha Nacht, Daniel Lagache, Daniel Widlöcher, René Diatkine, André Green, Mikkel Borch-Jacobsen, François Roustang, Jean Bricmont, Michel Onfray. |
Après des études de médecine, il s'oriente vers la psychiatrie et passe sa thèse de doctorat en 1932. Tout en suivant une psychanalyse avec Rudolph Loewenstein, il intègre la Société psychanalytique de Paris (SPP) en 1934, et en est élu membre titulaire en 1938.
C'est après la Seconde Guerre mondiale que son enseignement de la psychanalyse prend de l'importance. Tout en se réclamant d’un freudisme véritable — « le retour à Freud » —, son opposition à certains courants du freudisme (notamment l’Ego-psychology) ainsi que son évolution théorique provoquent une scission au sein de la Société psychanalytique de Paris et de l'Association psychanalytique internationale. Tout en poursuivant ses recherches, Jacques Lacan donne des séminaires de 1953 à 1979, soit quasiment jusqu'à sa mort : successivement à l'hôpital Sainte-Anne, à l'École normale supérieure, puis à la Sorbonne.
Jacques Lacan a repris et interprété l'ensemble des concepts freudiens, mettant à jour une cohérence dégagée de la biologie et orientée vers le langage, en y ajoutant sa propre conceptualisation nourrie de recherches de son temps (tels le structuralisme et la linguistique). Jacques Lacan est l'un des grands interprètes de Freud, et donne naissance à un courant psychanalytique : le lacanisme.
Figure contestée, Lacan a marqué le paysage intellectuel français et international, tant par les disciples qu'il a suscités que par les rejets qu'il a provoqués.
S'il existe quelques ouvrages ayant trait à la vie de Jacques Lacan[note 2], sa biographie relève d'une source principale, en l'ouvrage de l’historienne de la psychanalyse Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, Histoire d’un système de pensée paru chez Fayard en 1993[note 3]. Cette biographie a été remarquée par l'ampleur et la qualité du travail réalisé ainsi que sa richesse documentaire, souvent de première main[2],[3] mais l’ouvrage a également été critiqué pour certains choix biographiques et théoriques que Roudinesco a opérés vis-à-vis de Lacan[4],[5].
Jacques Marie Émile Lacan naît le 13 avril 1901, il est le premier enfant[6] d'une famille de cette moyenne bourgeoisie qui prospère durant la phase de grand progrès technique qu'est la Belle Époque. Son grand-père paternel Émile Lacan était un placier[7] qui avait épousé Marie Julie Dessaux la sœur de son patron[7], vinaigrier à Orléans[8],[note 4]. Jacques Lacan grandit, en compagnie d'une gouvernante, dans l'appartement parisien de ses grands-parents, avec lesquels habitent ses parents, situation à l'origine d'une rupture entre père et grand-père[9]. C'est un milieu marqué, selon Roudinesco, par le « cléricalisme et [l'] hostilité aux valeurs de la République et de la laïcité »[10]. Sa mère surtout, Émilie Baudry (1876-1948), fille de rentier enrichi dans l'écachage d'or est très pieuse[11] tandis que son père, Alfred (1873-1960), se consacre à son travail en tant que responsable financier des mêmes vinaigres Dessaux à Paris. Son puiné naît en 1902 et meurt d'une hépatite en 1904[9]. Sa sœur Madeleine Marie Emmanuelle, qui se mariera avec un cousin, Jacques Houlon, et vivra longtemps en Indochine[12], naît en 1903[9]. Marc Marie, son cadet de sept ans, se fera moine bénédictin sous le nom de François[note 5],[13].
Jacques Lacan fera sa scolarité au collège Stanislas[14],[15] établissement d'enseignement privé catholique[note 6], où il suit brillamment[17] à partir de 1907 le cursus primaire puis secondaire malgré une complexion maladive et de nombreuses absences[18],[note 7]. À quatorze ans, il découvre l'Éthique de Spinoza[18] qui aura une grande influence sur lui.
Vers la fin de la Grande guerre Lacan rompt avec son milieu[19],[15]. En classe de philosophie, durant l'année 1917-1918, il reçoit avec un intérêt vif l'enseignement de Jean Baruzi (avec lequel il nouera plus tard des liens d’amitié)[18],[20], auteur d'une thèse sur Jean de la Croix, ayant une conception de l'étude des religions orientée vers l’étude scientifique, historique et comparative[note 8], Baruzi s'intéresse également à Leibniz, Saint Paul et Angelus Silesius. Saint Paul sera une référence importante dans la réflexion ultérieure de Lacan sur le désir et la loi[22] et Angelus Silesius sera cité lui aussi à plusieurs reprises[23].
Son père, rentré du front, n'est plus le même, le père aimant de son enfance. Le fils renonce à la foi[24], fréquente la librairie d’Adrienne Monnier[note 9] et y découvre Dada[19],[15] et le premier surréalisme avec la revue Littérature[19]. Il rencontre André Breton et Philippe Soupault[19] qui expérimentent l'écriture automatique (dans Les Champs magnétiques par exemple), sorte d'association libre à visée littéraire simulant le petit automatisme mental des fous. Aussi est-ce contre l'avis de son père qu'il commence des études de médecine à la rentrée 1919.
Étudiant dans le quartier latin des années folles, il assiste à la première lecture d'Ulysse de James Joyce à la librairie Shakespeare & Co.[19],[15], donnée par Sylvia Beach le 7 décembre 1922. En 1923, il entend parler pour la première fois de Sigmund Freud[19]. La même année, il est exempté du service militaire du fait de sa faible constitution. Germaniste accompli, il lit Nietzsche en allemand et scandalise son ancien lycée et sa famille en proposant à son petit frère de lire pour la fête de la Saint Charlemagne de l'année 1925 l'éloge qu'il a rédigé de l'auteur de Par-delà le bien et le mal[25].
Dès 1923, il s'intéresse aux idées de Charles Maurras, sans pour autant adhérer au principe de l’antisémitisme[19]. En 1924, au terme de l'externat, d'après une lettre à Charles Maurras, Jacques Lacan interrompt ses études de médecine et envisage de s'installer au Sénégal[26]. Introduit auprès de Maxime Weygand, c'est en monarchiste nouvellement converti qu'il se présente à Léon Daudet, ex-étudiant en médecine qui accompagna son aîné Sigmund Freud en 1886 au cours de Jean-Martin Charcot. Il sollicite avant son départ un appui, un rendez-vous avec Charles Maurras[26],[note 10], peut-être pour faire de la politique[37]. L'entrevue dure cinq minutes, en suite de quoi il participe à des réunions de l’Action française[19],[30].
Selon Bertrand Ogilvie[note 11], la sociologie positiviste de Maurras, qui présente le sujet comme un produit de son milieu[38], partant de sa culture, a pu créer un malentendu avec une conception qu'Édouard Pichon poussera jusqu'à l'absurde d'un inconscient national. Le jeune Lacan s'inspire[39] pour sa part de la thèse de l'éthologue Jakob von Uexküll[40] sur le rôle déterminant de l'environnement non pas seulement sur l'évolution des espèces mais sur l'élaboration d'un langage. Il se montre en cela fidèle au projet spinozien d'une anthropologie déterministe[41], de ce déterminisme qui réduit l'illusion cartésienne du libre-arbitre[42] à l'inconscience de ses déterminations[43], en particulier de ses déterminations sociales. En cela, il préfigure[44] la conception de Claude Lévi-Strauss qui identifie le développement du psychisme individuel à un jeu dans la structure sociale à laquelle appartient cet individu[45].
Le départ pour les colonies n'aura finalement pas lieu et l'étudiant reprend son cursus à la faculté de médecine de Paris en neurologie, la spécialité psychiatrie n'existant pas à l'époque.
Parce qu'il a perdu la foi pendant son adolescence et qu'il se sent une responsabilité d'aîné, il vit comme un échec personnel l'ordination sacerdotale de son frère à l'abbaye d'Hautecombe en [12]. Le 4 novembre[note 12], il fait sa première présentation de malade sous la direction du neurologue Théophile Alajouanine[note 13] à la Société neurologique de Paris[46],[47],[note 14]. Il réussit le concours qui lui permet de commencer en 1927 son internat dans le service « Clinique des Maladies mentales et de l’Encéphale » que dirige Henri Claude, qui fut l'un des maîtres de Lacan[48] à Sainte-Anne (et dans lequel il restera jusqu'en 1931)[46] lui permettant de passer ainsi de la neurologie à la psychiatrie[46].
Il s'initie pour les besoins de ses observations à la linguistique structuraliste de Ferdinand de Saussure— dont il fera deux décennies plus tard un usage particulièrement fécond[49] — à travers un ouvrage[50] d'Henri Delacroix[49], ancien élève d'Henri Bergson, auquel il faisait référence pour la clinique d’un cas de psychose, qu'il présentera la 11 décembre 1931 à Société médicopsychologique, où le délire s'exprime par une forme de langage écrit[51],[note 15]. C'est qu'il découvre à l'asile, l'hôpital psychiatrique de l'époque, que, contrairement à ce qui est enseigné mais dans la ligne de ce que Jules Seglas[52] a repéré en 1888[53] et publié en 1913 de la « mélancolie anxieuse », le déficit de la pensée des patients n'est pas antérieur mais consécutif à leurs hallucinations et qu'il arrive même que leurs délire, construits par négation (analgésie, hypocondrie, idée d'immortalité, mégalomanie, etc.), s'expriment, avant de conduire à la vésanie, avec force et vivacité dans un discours à la structure grammaticale singulière mais riche, notamment par des écrits plus ou moins poétiques[54]. Ce qu'il lui est donné d'observer, ce sont des cas Schreber in vivo.
À Sainte-Anne, l'interne Lacan est au cœur de l'école de la clinique des formes les plus inexplicables de la psychose, celles de la paranoïa délirante, telles que les y a décrites de la manière la plus fine jusqu'à quelques décennies plus tôt Valentin Magnan[55], telles que continuent de les enseigner Henri Claude. Toutefois dans la très grande majorité des cas le patient reste traité en rebut et l'étiologie toujours attribuée à une supposée dégénérescence physique. Lacan bénéficie d'échanges de vues avec les aliénistes les plus brillants, du partage des cas les plus remarquables, et du soutien du cercle de recherche que constitue la revue L'Évolution psychiatrique[56] animé par Angelo Hesnard, René Laforgue, Henri Codet, Adrien Borel et Eugène Minkowski.
C'est auprès du chef du service de l'asile de Maison Blanche et ami[57] Marc Trénel[58], élève de Paul Sérieux et spécialiste de la psychiatrie légale[59], qu'il apprend la clinique des troubles du langage[60]. Le 2 novembre 1928, il présente à la Société neurologique de Paris[61] un cas diagnostiqué comme étant de pithiatisme[62],[63] résistant à la « psychothérapie »[63] dont il diagnostique la nature psychonévrotique en l'absence de lésion organique[63].
Il exerce son année d'internat 1928-1929 à infirmerie spéciale des aliénés de la préfecture de police de Paris[46],[note 16] sous la direction de Gaëtan de Clérambault. Lacan dira que c'est auprès de l'inventeur de l'automatisme mental et de l'érotomanie qu'il apprend à observer les néologismes « idéogéniques » par lesquels Paul Guiraud caractérise les langues psychotiques[64]. En dépit de son opposition au point de vue mécaniste et organiciste de Clérambault[65] et selon Paul Bercherie des jalousies sourcilleuses de celui ci[66],[note 17], il reconnaitra en lui[58], non sans une ingratitude provocatrice à l'endroit des nombreux professeurs brillants dont il aura reçu l'enseignement[67] et Sigmund Freud, ni une ironie douce contre ceux qui se targuent d'une position supérieure, son « seul maître en psychiatrie »[68]. Par ailleurs, il qualifiera l'automatisme mental de Clérambault de « conception élémentaire »[54].
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Sonnet de Jacques Lacan dans une phase surréaliste[note 19] intitulé Hiatus irrationnalis et adressé à Ferdinand Alquié, publié en 1933 aux côtés de Arp, Goll, Asturias et Queneau[70]. |
Pendant la période de l’internat, Lacan habite un modeste meublé, rue de la Pompe[note 20]. Il est l’amant à cette époque de Marie-Thérèse de Bergerot, de quinze ans son aînée, puis il tombe amoureux vers 1929 d'Olesia Seinkiewicz, deuxième femme de son ami Pierre Drieu la Rochelle qui venait de la délaisser pour Victoria Ocampo[72]. La liaison avec Olesia durera jusqu'en 1933 et demeurera secrète[71]. Elle dactylographiera sa thèse[56] tandis que Marie-Thérèse en financera l’impression[71].
Selon Victoria Ocampo, il fréquente le cercle décadent de la comtesse Isabel Dato[73] où il se lie avec Georges Bataille, qu'il ne suivra cependant pas dans le mouvement anti mussolinien du Cercle communiste démocratique, et avec Pierre Drieu la Rochelle, qui a quitté sa femme en 1929 pour complaire à la jalouse Victoria Ocampo. Celle-ci, de passage à Paris pour organiser une exposition Tagore, promet à l'écrivain d'entrer au comité de rédaction de sa future revue Sur.
En juillet 1930, la lecture de L'Âne pourri de Salvador Dalí[74] dans la revue Surréalisme au service de la révolution, allait lui permettre de « rompre avec la doctrine des constitutions et de passer à une nouvelle appréhension du langage dans le domaine des psychoses »[75],[note 21] à travers une conception particulière de Dalí nommée la méthode paranoïaque-critique[75]. Lacan contacte le peintre et vient l'écouter dans sa chambre d'hôtel disserter sur des rapports entre création artistique et paranoïa qui permettraient de surpasser la passivité de l'écriture automatique. À partir de décembre, il retrouve au Cyrano de la place Blanche le directeur de la revue, André Breton, ancien infirmier psychiatrique sensible au rôle de suppléance joué par le délire et adepte de Freud qui est allé rencontrer celui-ci à Vienne en 1922.
En août et septembre 1930, il accomplit, peut être grâce à l'entremise d'Eugène Minkowski, un stage à la Polyclinique du Burghölzli, qui en est le service de psychiatrie ambulatoire, sous la direction de l'ex assistant de Carl Gustav Jung et successeur d'Eugène Bleuler, Hans Maier (de)[57]. Il poursuit l'expérience de soins sans enfermement systématique de 1931 à 1933 à l’hôpital qu'Henri Rousselle a ouvert en 1922[77] dans les locaux du service des admissions et de l'infirmerie de l'hôpital Sainte-Anne. Établissement autonome dirigé par Édouard Toulouse, c'est le premier service de ce type en France[77]. Avec son dispensaire et son service social[77], il préfigure, non sans insuffisances, la politique de secteur qui se mettra en place en 1960 à partir de l'impulsion donnée par Georges Daumezon.
C'est au cours de cet internat dans l'établissement Henri Rousselle[57], établissement le plus avancé de la recherche psychiatrique[57] à Sainte-Anne qu'il obtient un diplôme de médecin légiste[57] et surtout qu'il peut faire l'observation de la genèse de la paranoïa et du développement du délire à partir de ses propres prises en charge et les théorise, en suivant la voie de la phénoménologie de Eugène Minkowski[78],[79],[note 22], en 1931 dans « Structures des psychoses paranoïaques »[80] « premier texte doctrinal »[81] où la paranoïa est vue comme un effet de « structure » au sens phénoménologique et sous l’influence de Clérambault[81]. Avec le chef de clinique Henri Ey, il applique la leçon de Hans Maier de rapporter les symptômes, au-delà de leur description détaillée, à la personnalité propre du patient[82], conception empruntée[83] à Karl Jaspers[84]. Pour faire valider sa formation, il se contraint à un discours conformiste sur l'hérédodégénérescence mais s'efforce d'y apporter toutes les nuances possibles[85]. Du côté du freudisme, ce ne sont que déchirements teintés de chauvinisme entre partisans et opposants de l'analyse profane, au spectacle duquel il assiste les 30 et 31 octobre 1931 avec son collègue Henri Ey lors de la 6e conférence des psychanalystes de langue française.
C'est cependant dans le service voisin d'Henri Claude — qui défendait la psychanalyse en psychiatrie[note 23] — qu'il perfectionne en compagnie d'Henri Ey[86] et Pierre Mâle la clinique. C'est là que Georges Dumas, titulaire de la chaire en psychopathologie de la Sorbonne, opposé à Henri Claude et à la psychanalyse, et qui fut un maître pour Lacan[87], a fondé selon Michel Caire le célèbre Laboratoire de psychologie[77], lieu de tous les débats. C'est là que Georges Heuyer, successeur intérimaire d'Ernest Dupré en 1921, a introduit la psychanalyse dans l'institution hospitalière en confiant le poste de psychologue à Eugénie Sokolnicka. S'il est un tenant de l'hérédodégénérescence, Georges Heuyer est sensible à l'efficacité d'une écoute du patient, qu'il assimile à un soin psychologique, et reste ouvert à la psychanalyse, à condition que son exercice soit réservé de préférence à des femmes non médecins. Parce qu'Henri Claude en prenant ses fonctions en 1922 a révoqué celle-ci au motif que la psychanalyse devrait être réservée aux médecins, Georges Heuyer, qui a donc besoin d'une preuve médicale de l'efficacité de la psychanalyse, encourage l'interne Lacan à accomplir le saut épistémologique qui est de donner une étiologie psychanalytique au délire[56]. C'est ainsi que le 18 juin 1931, à la section féminine, lui est confié l'examen d'une érotomane criminelle, suivie par Joseph Lévy-Valensi[88] et Daniel Lagache, qui relève de sa spécialité, la médecine légale.
L’année 1931 est une année charnière pour Lacan, celle où il commence une synthèse, en partant de la paranoïa, de « trois domaines du savoir : la clinique psychiatrique, la doctrine freudienne et le deuxième surréalisme »[89]. Cela le conduira, en s’appuyant sur une « brillante connaissance de la philosophie »[89],[note 24] et après le « cas Aimée », à rédiger sa thèse qui « fera de lui un chef d'école »[89].
Le cas Aimée lui donne les arguments de sa thèse de doctorat, intitulée De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité[90],[91]. Soutenue en novembre 1932 devant un jury présidé par Henri Claude[71]. Elle lui confère le diplôme de docteur en médecine, spécialité médecine légale, ainsi que le titre d'assistant des hôpitaux.
Sa thèse est, selon Robert Misrahi[92] « placée sous le signe »[93] et l'« esprit »[93] de Spinoza, cité à la première page et en fin de l’ouvrage, notamment à travers la notion de parallélisme, réponse au problème de l’union de l'âme et du corps[note 25] et au problème posé dans la psychiatrie par les théories de l’hérédité-dégénérescence[94]. Selon Bertrand Ogilvie, Jacques Lacan, par un renversement d'une morale qui fustige l'illusion[95] réitère la leçon spinozienne qu'au contraire la vie psychique de chacun est d'agir pour la satisfaction de ses différences[96], et invite à reconnaître que chez le paranoïaque « les illusions n’ont pas moins de consistance et d’intérêt que les vérités »[97], c'est-à-dire qu'il a une personnalité propre, éventuellement productive et poétique, et non pas seulement altérée. Il s'agit de substituer à la tentative de dialogue normative une analyse des mécanismes de ces illusions au sein du monologue du psychotique pris au sérieux[98]. Cette conception « situe la paranoïa — et la folie en général —, non plus comme un phénomène déficitaire relevant d'une anomalie, mais comme une différence ou une discordance par rapport à une personnalité normale »[99],[note 26]. Lacan rapproche le concept spinozien de discordance avec celui de clivage du moi de Freud[100],[note 27].
La définition et la causalité de la paranoïa selon Jacques Lacan s'inscrit dans une perspective dynamique et non plus organique, remettant en cause le fait que la psychose pourrait avoir une origine unique, et avançant au contraire l'idée de détermination multiple[101],[note 28]. Ainsi « Lacan inaugurait, à la manière de Freud, un mode de pensée topique, qui se retrouvera tout au long de son trajet intellectuel »[102]. Lacan, à travers le cas Aimée quittait la psychiatrie pour la psychanalyse et « c'est à Freud et à ses disciples qu'il empruntait des concepts cliniques [...] il abordait le continent de la folie à partir de la révolution freudienne et du primat de l'inconscient »[103],[note 29]. Dès lors, la paranoïa, et la psychose, étaient-elles comprises comme étant curables et Lacan invitait la psychiatrie à quitter tout organicisme et à abandonner la position répressive pour adopter les principes de tolérance, de prophylaxie et de cure psychanalytique[106].
Si la thèse occupe une place particulière dans l’itinéraire de Lacan dans la mesure où « elle est encore une œuvre de psychiatrie tout en étant déjà un texte de psychanalytique »[93], il se démarque de la première génération psychiatrico-psychanalytique française qui avait intégré le freudisme à une refonte de la théorie de l’hérédité-dégénérescence, Lacan au contraire montre son refus « d'intégrer la psychanalyse à la psychiatrie » et la « nécessité absolue de faire primer l’inconscient freudien dans toute élaboration nosographique issue de la psychiatre »[107] ; ajoutant à cela une valorisation des conceptions philosophiques et psychiatriques allemandes au détriment des conceptions françaises, dites « latines »[note 30], Lacan rejoignait les surréalistes[108]. En cela « était-il le premier penseur de la deuxième génération psychiatrico-psychanalytique à opérer une synthèse entre les deux grandes voies de pénétration du freudisme »[108] en France, entre la voie psychiatrique et la voie surréaliste. Lacan regretta de n’avoir pu mener une cure psychanalytique avec Aimée comme il le note dans sa thèse[note 31],[93].
La thèse resta cependant ignorée par la première génération de psychanalystes français[109],[note 32]. En psychiatrie, c'est son camarade Henri Ey qui rédigea un compte-rendu élogieux dans L'Encéphale[109]. Ce sont des personnalités du milieu artistique et littéraire[109], Paul Nizan, René Crevel[note 33], Salvador Dalí[note 34], Jean Bernier[note 35] — tous traversés à des degrés divers par un engagement marxiste[109] —, qui concoururent à faire de Lacan un « maître à penser pour le futur mouvement psychanalytique français »[109] en tant que « chantre d'une doctrine matérialiste dans le domaine des maladies de l’âme »[109]. Cela conduira Lacan a abandonner sa théorie de la personnalité d’influence spinoziste et la phénoménologie psychiatrique pour se tourner vers un matérialisme hégéliano-marxiste, ce qui le mènera quatre ans plus tard à s'initier à La Phénoménologie de l’esprit et à la pensée heideggerienne à travers Kojève et Koyré[110],[note 36].
Lacan traduit en 1932 pour la Revue française de psychanalyse un texte de Freud paru en 1922 et intitulé « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité » dont le thème se rapportait à une nouvelle conception de la paranoïa[76],[note 37].
Lacan a entamé en juin, quelques mois avant la soutenance de sa thèse, une psychanalyse auprès de Rudolph Loewenstein[113], médecin zurichois installé à Paris en 1926 et amant de Marie Bonaparte. Celle-ci, unique analysante de Sigmund Freud en France avec Eugénie Sokolnicka, est la mécène de la SPP. Cette analyse commencée à la trentaine n'est en rien une formalité. Elle coïncide en effet avec la fin des aventures féminines qui le conduira au mariage et avec une distanciation des surréalistes qui l'inscrit dans la carrière médicale. En octobre 1933, il est invité par son professeur Hans Maier (de) à écouter Ferdinand de Saussure lors de la conférence annuelle de la Société suisse de psychiatrie[82].
Quelques semaines plus tard, Man Ray et Paul Éluard[114], le sollicitent au sujet du procès des sœurs Papin. Celui-ci a pris une tournure politique, les partisans de l'ordre espérant une condamnation à mort[115]. L'assassinat de la patronne des deux domestiques est vu comme l'expression d'une révolte de classe[112]. Jacques Lacan intervient[116] pour appuyer son collègue le Docteur Logre et les journalistes Jean et Jérôme Tharaud dans leur contestation des trois experts[117] qui ont conclu à la responsabilité pénale. Le cas lui est l'occasion de reprendre la conception des crimes passionnels formulée dans sa thèse à savoir que le passage à l'acte est la satisfaction d'un désir, une auto punition[118], résolvant un délire soudain. Il exclut de cette façon la préméditation. Il précise que l'énucléation à vif répond à une image, à réaliser donc, de soi au miroir de l'autre comme le corps morcelé qu'est le sujet hors construction œdipienne. Il s'appuiera sur le cas Papin pour réviser sa théorie des psychoses jusqu'en 1950[119]. Ce cas marque également pour Lacan le passage théorique de Spinoza à Hegel[120].
Le 29 janvier 1934, il épouse l'artiste-peintre Marie-Louise Blondin [121], dite Malou, qu'il connaissait depuis longtemps, celle-ci étant la sœur de son ami Sylvain Blondin, chirurgien des hôpitaux[122]. En mai 1934, Lacan obtient par concours le titre de médecin-chef des asiles[123], mais déjà engagé dans l’exercice de la psychanalyse, il renonce à la carrière hospitalière et obtient son admission comme membre adhérent de la SPP, le 20 novembre 1934[124],[note 38]. C'est à cette période qu'il entame une cure avec son premier analysant[note 39], Georges Bernier, rencontré quelques années auparavant, et dont les premières séances se déroulent rue de la Pompe avant se poursuivre boulevard Malesherbes[125].
Lacan devient au cours de cette période l’un des théoriciens importants de la SPP et entretient un dialogue particulièrement nourri avec Rudolph Loewenstein, Paul Schiff, Charles Odier et Edouard Pichon[126].
En février 1935, Marie Bonaparte lui présente Michel Leiris. Les années trente sont celles de sa participation, commencée en 1933, au séminaire qu'Alexandre Kojève donne sur la phénoménologie hégélienne à l'École pratique des hautes études[127]. C'est un lieu d'échange entre des personnalités très différentes Raymond Aron, Jean Hyppolite, Georges Bataille... Le cours, transcrit par Raymond Queneau, se prolonge au café d’Harcourt place de la Sorbonne autour de Maurice Merleau-Ponty, Henry Corbin, Alexandre Kojève, Georges Bataille, Pierre Klossowski ou encore Alexandre Koyré[128]. Pour Lacan, c'est un moment de formation intellectuelle important[129]. Dans le discours de Kojève, il retrouve formulé en système ce que la clinique lui donne à observer, la conception spinozienne[130] du désir humain comme désir de désir, la dimension, primordiale pour Lacan comme pour Kojève (les deux hommes ayant eu un projet d’ouvrage commun), de la reconnaissance, voire l'affirmation de la nature imaginaire du moi[131],[132].
En 1936, il déménage 97 boulevard Malesherbes, où il poursuit ses consultations de psychanalyse. C'est là qu'en la présence silencieuse du psychiatre se tiennent les comités de rédaction de L'Acéphale, antithèse de la revue « scientifique » L'Encéphale, la revue prolonge dans le champ littéraire le combat politique du mouvement Contre attaque[133],[134], dissous en mars 1936 à la suite de la rupture entre Georges Bataille et André Breton. Ce mouvement, soutenu par la revue La Critique sociale dans son opposition au stalinisme, était lui-même une dissidence fondée le 7 octobre 1935 en réponse à l'exclusion du Parti communiste des surréalistes, accusés par Ilya Ehrenbourg de « pédérastie », et en réaction au suicide de René Crevel.
À partir de 1936, Lacan s'intéresse au stade du miroir et en s'aidant d'Henri Wallon, d’Alexandre Kojève et Alexandre Koyré, invente une théorie du sujet qui se fonde sur Freud tout en lui donnant un nouveau contenu[135]. Cela fera l’objet d’une communication — dont le texte est perdu mais connu pour l'avoir livré avant à la SPP[136],[137] — à l’occasion des sa première participation en août au 14e congrès de l’Association psychanalytique internationale à Marienbad mais Ernest Jones, président en exercice, ne le laisse pas terminer au-delà des dix minutes imparties[138],[139]. C'est la première fois qu'on ose ne pas se contenter de paraphraser Sigmund Freud, de se référer à des savants non psychanalystes, de proposer un concept original[140]. La réception en est, selon Lacan, plutôt chaleureuse[141],[139].
Le 8 janvier 1937 nait son premier enfant, Caroline[142],[note 40], future mère de Fabrice Roger-Lacan. « Malou » aura deux autres enfants de lui, Thibault, né en 1939, et Sibylle, née en 1940.
En 1938, l’Encyclopédie française dirigée par Lucien Febvre fait, par l’intermédiaire d'Henri Wallon[note 41], appel à Jacques Lacan[144] pour rédiger l'article « Famille »[145], mais la reconnaissance par ses pairs, en fait Rudolph Loewenstein, de sa pratique de psychanalyste tarde, alors que son confrère Daniel Lagache, universitaire agrégé, est titularisé par la SPP dès 1937. De simple membre, il n'en devient lui-même membre titulaire que le 20 décembre 1938 après un exposé clinique illustrant la rénovation de la psychiatrie par la psychanalyse, en l'occurrence le concept d'impulsion et plus généralement la pratique de l'écoute des patients[146]. À la recherche d'une structure préœdipienne correspondant à un stade du moi morcelé, il en appelle à cette occasion à une notion de Réel, lieu d'une « pulsion à l'état pur » se manifestant par une « béatitude passive » face à l'horreur. Loewenstein a conditionné son soutien à cette candidature, qu'il continue sa psychanalyse avec lui. À peine titulaire, Lacan met fin à son analyse[note 42].
Le 1er avril, il reçoit à Sainte-Anne Antonin Artaud[147], qui avait été arrêté à Dublin pour scandale sur la voie publique. La prise en charge dure onze mois, jusqu'au transfert du patient à Ville Évrard dans l'ancien service de son professeur Marc Trénel[note 43]. Il diagnostique une graphorrhée[148], c'est-à-dire, contrairement à l'avis de son collègue Nodet, un salut possible dans l'écriture à l'instar de James Joyce.
Au cours de cette année 1939, l'année de la mort de Sigmund Freud, il commence une relation avec l'actrice cinématographique Sylvia Bataille. Elle est mariée à son ami Georges Bataille mais une vie de fête, de débauche et d'alcool les ont séparés depuis 1933[149]. Il est mobilisé dans le service neuropsychiatrique de l'hôpital militaire du Val-de-Grâce, puis affecté début 1940 à l'hôpital militaire de Pau[150].
Le 13 juin 1940, la veille de l'entrée des Allemands dans Paris, sa consœur Sophie Morgenstern se suicide. Jacques Lacan, démobilisé des services de santé des armées, rejoint en famille Marseille[151], principale ville de la Zone libre, où il retrouve André Malraux, à court d'argent. Il prend en location la maison que ce dernier possède à Roquebrune pour abriter Sylvia Bataille qui est enceinte. Celle-ci s'étant imprudemment déclarée comme « juive » au commissariat de Cagnes, Lacan s'introduit subrepticement dans la salle où est rangé son dossier et le dérobe sur une étagère. Il retrouve la sœur de Sylvia Bataille et le beau-frère de celle-ci, André Masson, à Montredon chez la Comtesse Pastré, dont l'association Pour que vive l'esprit cache des artistes, telle Youra Guller, menacés par les lois contre les juifs, et sert d'antenne légale au réseau du Centre américain de secours.
En 1941, alors qu'ils sont chacun encore mariés de leur côté, nait leur enfant, Judith Bataille, à laquelle la loi confère le nom du mari de sa mère[152]. Le choix du prénom d'une héroïne juive et castratrice est en soi un programme et dans la circonstance un défi. Sylvia Bataille demande alors le divorce qui sera prononcé après guerre[153].
À court d'argent, incapable de donner le secours financier qu'André Malraux lui a réclamé pour faire libérer son frère, il revient à Paris prendre son poste dans le service désormais dirigé par Henri Ey à Sainte-Anne. Les patients, arrivant déjà dénutris, meurent de faim et de froid en nombre[154]. Placée comme gouvernante chez le père de Jacques Lacan, Aimée échappe à ce sort.
Une partie de l'hôpital est réquisitionnée par l'occupant pour servir d'hôpital militaire, une autre abrite le réseau communiste Front national sanitaire, que dirige Lucien Bonnafé[77]. Le trafic de faux certificats médicaux y fleurit. Jacques Lacan y propose son aide à un confrère, Jacques Biézin[155], menacé par les lois antisémites, mais il reste en retrait de l'engagement de ses collègues résistants, Julian de Ajuriaguerra, Jean Talairach, Pierre Deniker, René Suttel, Henri Cénac-Thaly, qui est arrêté en 1943, le capitaine Delcourt, Virginie Olivier alias Charlotte, qui meurt à Ravensbrück.
Durant toute l'Occupation, il s'interdit de publier ou d'enseigner[156] mais, comme John Leuba et Françoise Dolto, poursuit en privé une activité de psychanalyste. Au début de l’année 1941 il déménage dans un nouvel appartement de l'immeuble voisin, 5 rue de Lille[157]. Parmi ses patients, René Diatkine, un camarade de Julian de Ajuriaguerra. C'est durant ces années de silence qu'il s'initie[158] auprès de Paul Demiéville au chinois, langue « idéographique » qui interroge moins la vérité du signifiant que le rapport du signifié au signe.
Le 19 mars 1944, il est avec entre autres Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Raymond Queneau, Pierre Reverdy, Dora Maar, qui interprète le rôle de l'Angoisse, Brassaï, Valentine Hugo, Zanie Campan, Maria Casarès du cercle qui assiste à la lecture que fait Albert Camus dans l'appartement de Michel Leiris du Diable attrapé par la queue écrit par Pablo Picasso[note 44],[159].
Dora Maar, jalouse de la jeune Françoise Gilot, n'éprouve alors plus que du dépit pour Picasso. Quelques mois plus tard, elle sombre dans la rancune et est hospitalisée sous contrainte à Sainte-Anne en mars 1945 à la suite d'un scandale sur la voie publique. Le médecin chef Jean Delay[160] laisse prescrire la sismothérapie expérimentale[161] mise en place en 1943. Celui-ci, opposé aux méthodes médicales nazies et promoteur d'une « sismothérapie respectueuse de la personne et attentive à la douleur »[162], a été nommé par intérim à la suite de l'exclusion professionnelle consécutive à la loi du 16 août 1940 de son ami Joseph Lévy-Valensi, déporté en dépit de ses efforts pour le protéger. Détenteur du seul traitement efficace dans les cas de délires aigus, il est désormais distant avec la psychanalyse de ses maîtres qui faisait la spécificité du service au temps d'Henri Claude. Alerté par André Breton, le praticien hospitalier Lacan échoue le 15 mars 1945 à évacuer la patiente en urgence sous un faux certificat[163] mais finit par obtenir la signature de Jean Delay, après l'avoir giflé, autorisant le transfert[164] vers l'hôpital psychiatrique de Bonneval que dirige son ami Henri Ey depuis 1938. Il la soignera lui-même et réussira à l'orienter vers une vie vivable, dans la religion et l'art.
Il reçoit un premier récit détaillé des camps de la femme de Georges Duthuit, qui en est revenue[165].
Après guerre, peu de temps après les grandes controverses, Jacques Lacan se rapproche de Melanie Klein, voyant en elle un parallèle à ses propres démarches[166]. Il la convainc ainsi de venir — malgré la présence d’Anna Freud — à Bonneval en 1947 au congrès de psychiatrie présidé par Henri Ey, faisant appel à leur progressisme opposé aux tendances conservatrices de la psychanalyse[167]. En mai 1948, il présente au XIe Congrès des psychanalystes de langue française à Bruxelles un rapport consacré à l'agressivité, il reprend ses recherches précédentes en intégrant des thèses kleiniennes, notamment autour de la position paranoïde dans la constitution du moi, la rejoignant sur les questions du transfert et de la formation psychanalytique[168].
À l'été 1949, se tient à Zurich le XVIe congrès de l'IPA qui fut un évènement : les Américains y dominaient désormais et les Français y étaient représentés par la première génération avec Marie Bonaparte et John Leuba, et la deuxième avec Daniel Lagache, Sacha Nacht et Jacques Lacan dont l'intervention était intitulée « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je »[169]. Si Melanie Klein, présente, ne s'intéressait pas aux recherches lacaniennes, elle s'attachait à l'appui politique qu'il pouvait lui apporter et accepta sa proposition de traduire son ouvrage La psychanalyse des enfants, mais Lacan ne mena pas à bien ce projet et perdit son soutien et celui de ses partisans[170].
Le mouvement psychanalytique français commençait à son tour par être traversé par des tensions comparables à celles de l'IPA, mais Lacan faisait tout son possible pour éviter une scission, et était entre 1949 et 1953 aussi bien hostile au rejet du modèle médical au profit de la psychologie par les psychanalystes les plus libéraux qu'opposé aux conservateurs arc-boutés à des théories médicales figées[171]. Il se trouva cependant attaqué pour le temps de séance des cures qu'il menait, l’une des seules règle intangible et ciment des diverses tendances de l'IPA[172]. Lacan n'effectuait pas encore des séances dites courtes mais de plutôt de durée variable, choisissant d’arrêter la séance sur certains mots signifiants appui d’un désir inconscient et de la relation transférentielle[172]. Il s'était exprimé à trois reprises à ce sujet devant les membres de la SPP, en décembre 1951, juin 1952, et février 1953 sans publier pour autant ces conférences[173]. En juin 1953, Lacan menait une analyse didactique avec un tiers des élèves de la SPP, ce qui représentait une quinzaine de personnes environ[174]. .
En 1949, paraissent Les Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss qui fut un évènement pour Lacan et toute une génération[175],[note 45]. La psychanalyse et l’anthropologie avaient, dès leur naissance au tournant du XXe siècle, échangé autour des questions d'universalité de l'œdipe, de prohibition de l’inceste, et de Totem et Tabou, dialogue qui aboutissait à une impasse[177]. Lévi-Strauss allait renouveler la discussion : l’ethnologue avait été lecteur de Freud, et ses recherches mettaient en évidence que l'interdit de l’inceste, ne devait plus être compris comme une « peur » fondatrice de la « famille » mais comme une fonction symbolique organisatrice des structures de parenté[178]. Lacan y trouva la « solution théorique à une refonte d'ensemble de la théorie freudienne » : l'inconscient échappe au biologique et devient structure langagière, l’œdipe un universel non plus naturel mais symbolique où, pour reprendre les mots de Lévi-Strauss, « le signifiant précède et détermine le signifié »[179],[180].
A partir de l’année 1953 Lacan élabore ce que Roudinesco nomme « la relève orthodoxe du freudisme »[181]. D'abord avec un exposé fait le 4 mars 1953 au Collège philosophie sur « Le mythe individuel du névrosé », révision structurale du complexe d’Œdipe[182], où apparaît pour la première fois l'expression « nom-du-père », puis en juillet une conférence sur « Le symbolique, l'imaginaire et le réel », exposition d'une nouvelle topique[183] dans laquelle il fait explicitement référence à un retour aux textes freudiens[note 46] et surtout dans le cadre du « discours de Rome » conférence donnée dans la capitale italienne le 27 septembre et intitulée « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », avec la mise en place d’une théorie structurale dans la cure[181]. Lacan poursuivra ce travail dans les deux séminaires des années 1953-1954, Écrits techniques de Freud et 1954-1955 Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse et le conclura dans une conférence prononcée à Vienne en novembre 1955 sous le titre explicite, « La chose freudienne ou le sens du retour à Freud »[181].
Selon Joël Dor, l'enseignement de Jacques Lacan débute sur ce mot d'ordre du retour à Freud. Au tout début de son Introduction à la lecture de Lacan, Dor rappelle d'emblée pour un tel « retour à Freud » — comme il le souligne — « l'incidence inaugurale » que représente « le “Discours de Rome” (26/27-9-1953) qui prend toute sa portée à la faveur de la première scission du mouvement psychanalytique français en 1953 »[184]. Dans le « Discours de Rome » en effet, Lacan engage la communauté psychanalytique à se fonder précisément sur le texte freudien plutôt que sur ce qui a pu être désigné comme l’orthodoxie de l'Association psychanalytique internationale. Le ton y est donné : « La lecture de Freud est préférable à celle de M. Fenichel » lit-on dans Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse [185].
La volonté d'un retour à Freud suppose que Lacan considérait qu'il existait une lacune en France, donc un besoin de retourner à l'œuvre de Freud, de la retrouver, et qu'il mettait implicitement en cause la qualité des traductions, de l'enseignement des psychanalystes et des théoriciens de la psychanalyse de son époque. Lacan s'opposa dès ses débuts à ce qu'il considérait comme une dérive de la psychanalyse, telle l'ego-psychology[186], représentée par Anna Freud et Rudolph Loewenstein.
Outre les différends théoriques avec ses pairs, ce qui caractérise l'attitude de Lacan dans son « retour à Freud », c'est une lecture qui ne cherche pas à rester dans l'orthodoxie freudienne, mais plutôt à dégager ce qu'il y a de plus révolutionnaire et cohérent chez Freud, ainsi que le formule Jean-Michel Rabaté[187] : « de même qu'Althusser se demandait comment lire Marx de façon “symptomatique”, en séparant ce qui est authentiquement “marxiste” de ce qui est purement “hégélien” dans ses écrits, Lacan se demande où et comment repérer les textes où Freud se montre authentiquement “freudien”. »
Lacan laisse ainsi de côté les spéculations de Freud touchant à la biologie[note 47]. Le retour à Freud ne consiste donc pas seulement en une critique de l'enseignement des élèves de Freud, mais en une véritable lecture de l'enseignement de Freud.
C'est dans cette manière de concevoir son retour à Freud que l'on peut saisir la pensée lacanienne, qui retourne chaque fois à Freud, qui s'en réclame, et qui la renouvelle à l’aide d'avancées dans le champ du savoir de son temps — la linguistique par exemple n'avait pas, du temps de Freud, la solidité qu'elle a acquise après-guerre[note 48].
Concomitamment à la refonte appuyée sur Lévi-Strauss, Lacan s'intéresse également à Martin Heidegger[190]. Il avait pris en analyse Jean Beaufret en 1951 qui allait lui permettre de relire l’œuvre du philosophe et de le rencontrer[191]. Lacan trouvait notamment un parallèle entre la notion heideggerienne de « quête de la vérité » et celle freudienne de « dévoilement du désir », lui permettant d'interroger ce qui se dit dans l’erreur, le mensonge et l’ambiguïté[192]. Il rencontre Heidegger en 1955 à Fribourg et celui-ci l’autorise à traduire l'un de ses articles intitulé « Logos » pour le premier numéro d'une revue de la SFP La psychanalyse, texte qui l’intéresse sous l'angle du langage et du signifiant[193]. Lors de la venue d'Heidegger pour le colloque de Cerisy la même année, il l'héberge[194]. Lacan n'avait jamais adhéré à l’ontologie du philosophe et quatre plus tard toute référence à ses concepts disparaissait, sa lecture ne s'était effectuée qu'à travers le structuralisme de Lévi-Strauss[195] mais il chercha tout de même une reconnaissance de son œuvre de la part de Heidegger qu'il n'obtint jamais[196].
Lacan s'est également rapproché de Françoise Dolto[197]. Ils s'étaient croisés à la SPP en 1936, elle s'était montrée fortement intéressée par son exposé sur le « stade du miroir »[note 49] puis leur rencontre s'effectua en 1938, à la suite de sa lecture de l'article sur la famille[198]. C'est après-guerre qu’ils devinrent amis[199] et au moment de la première scission en 1953, ils se retrouvèrent dans le même camp bien qu'à partir de positions différentes[200]. Par la suite Françoise Dolto contribuera à « donner au mouvement lacanien son essor prestigieux » comme après le « discours de Rome » où elle pris la parole après Lacan[200] : elle adhérait à la proposition de Lacan d’un inconscient structuré tel un langage tout en restant attachée dans une certaine mesure au biologisme freudien tandis que Lacan lui savait gré de comprendre le rôle du psychanalyste comme entendant sous les mots de l'adulte névrosé, le langage de l’enfance[200]. Leur relation professionnelle et amicale se perpétua — doublé d’un échange épistolaire continu — tout au long de l'existence de Lacan[201].
En 1960, Henri Ey organise un colloque à l'abbaye Saint-Florentin de Bonneval sur le thème de l'inconscient : il y réunit des psychanalystes de la jeune génération, des philosophes comme Merleau-Ponty et Jean Hyppolite[202]. « Pour Lacan, Bonneval est un enjeu de taille », écrit Élisabeth Roudinesco: « Il s'agit, face à l'IPA, de faire la démonstration en France, que le freudisme revu et corrigé par la linguistique a le statut d'une science à part entière »[203]. Presque tous les débats se rapporteront de près ou de loin[évasif] à la théorie lacanienne de l'inconscient, désormais formée dans ses grandes lignes et résumée par le mot d'ordre lacanien par excellence : « l'inconscient est structuré comme un langage ». Mais, explique É. Roudinesco, si « tous les philosophes rendent hommage aux travaux de Freud », « tous n'acceptent pas la refonte de Lacan », et l'historienne de citer la déclaration de Merleau-Ponty: « J'éprouve un malaise à voir la catégorie du langage prendre toute la place »[204]. Jean Laplanche a quant à lui entrepris de critiquer sur le plan métapsychologique cette conception linguistique de l'inconscient dans le rapport coécrit avec Serge Leclaire et soumis à discussion du Colloque de Bonneval[205].
Dès cette époque du début des années 1960, la psychanalyse en France semble en effet se résumer à ce positionnement : être avec ou contre Lacan. Celui-ci a acquis une position centrale et cristallise les débats.
Le père de Jacques Lacan est mort le 15 octobre.
Les douze ans qui s'écouleront entre la fondation de la SFP et sa dissolution en 1965 sont une période de grands changements dans le paysage psychanalytique français. D'un point de vue institutionnel, il s'agira de dix ans de négociations pour que les psychanalystes ayant fait scission en 1953 soient reconnus par l'Association psychanalytique internationale. L'enquête de l'IPA se concentrera progressivement sur Lacan et ses séances dites courtes – en fait à l'époque de durée variable, cette durée étant toujours inférieure à la norme de l'IPA. L'enquête conclura en 1963 que la SFP pourra recevoir l'agrément si elle retire à Lacan (et à Françoise Dolto) son titre de didacticien, c'est-à-dire qu'elle lui enlève le droit de former des psychanalystes et de continuer son enseignement. Cela provoqua l'éclatement de la société fondée par Daniel Lagache, tous ceux ne pratiquant pas et ne soutenant pas la technique de Lacan se voyant condamnés à l'exclusion des instances internationales s'ils continuent à protéger Lacan. Ainsi naîtra en 1964 l'Association psychanalytique de France, sous les auspices de Daniel Lagache, Jean-Bertrand Pontalis, Didier Anzieu, Jean Laplanche et Juliette Favez-Boutonier. Pour les lacaniens, il s'agira de l'École française de psychanalyse, bientôt renommée École freudienne de Paris.
En 1964, sa fille Judith Bataille obtient enfin le changement de son nom en Judith Lacan.
À soixante-trois ans, Lacan fonde sa propre « école ». Les statuts de cette École freudienne de Paris suppriment toute hiérarchie. Favorisant par là l'émergence de jeunes talents, cette structure utopiste, grosse de ses échecs futurs, s'est vue reprocher a posteriori et paradoxalement de placer le fondateur en position de maître. Les organes décisionnels sont effectivement composés par lui et n'outrepasseront jamais ses avis.
Le phénoménologiste François Wahl organise l'édition des Écrits, qui sont publiés au Seuil en 1966. L'ouvrage donne son assise structuraliste à la psychanalyse et, coup de génie de François Wahl[206], change en un éclair le paysage intellectuel. Lacan fait dorénavant partie des ténors du structuralisme et son nom est cité à côté de ceux de Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Michel Foucault. Cette célébrité tardive provoque un afflux important de jeunes à l'École freudienne de Paris, en même temps que, dérive inévitable, le phénomène de groupie. On imite son dandysme daliesque, son style de discours à la scansion si singulière, mais, témoignage de l'efficacité de la parole provocatrice, on le moque aussi. La langue française s'en trouve marquée irréversiblement et des tournures lacaniennes finiront inconsciemment par entrer dans le langage des journalistes puis de la langue courante. Non sans un certain malentendu, Mai 1968 accentue le phénomène de mode Lacan, lequel se voit assailli d'admirateurs maoïstes, lui qui vote De Gaulle[207].
Lacan introduit en 1969 une pratique expérimentale pour habiliter un psychanalyste comme psychanalyste de l'école, « la passe », qui se révèlera à la fois être un facteur de dissension et un échec selon l'aveu même de Lacan. Facteur de dissension parce que l'adoption de cette procédure provoque immédiatement une scission : plusieurs membres historiques dont François Perrier, Piera Aulagnier et Jean-Paul Valabrega démissionnent de l'École freudienne de Paris et fondent le Quatrième Groupe. Un échec, parce que cette procédure, faite pour éviter les pièges de l'idéalisation et de la bureaucratisation, va avoir l'effet inverse de celui souhaité. En onze ans, seulement dix-sept personnes « passeront » avec succès[réf. souhaitée].
Peu après la fondation de son école, Lacan opère un nouveau tournant dans son enseignement, qu'on appellera la « relève logiciste »[réf. souhaitée]. À la suite des interventions du tout jeune Jacques-Alain Miller, Lacan se tourne vers Frege, Gödel et la topologie. Son but est d'assurer que la réception de son enseignement ne soit pas sujette aux dérives qui ont marqué selon lui la réception de Freud. Les nœuds, les formes impossibles, les mathèmes vont désormais envahir les séminaires du maître et les rendre encore plus difficiles d'accès. Lacan espère ainsi sortir définitivement du caractère encore trop descriptif de ce qu'il qualifiera désormais de linguisterie[réf. souhaitée].
Après avoir suturé[pas clair] temporairement le sort de la psychanalyse à celui des sciences sociales, c'est l'échappée vers les sciences exactes : « Seule demeurait, unique aliment de l'ermite au désert, la mathématique[208]. » Il peut aussi bien demander à une personne de venir trois fois pour trois séances éclairs de quelques minutes dans la même journée et la garder une heure entière la semaine d'après. Il pouvait se lever, manger, écrire pendant les séances. Il reçoit à son cabinet tout le jour durant un flot ininterrompu de personnes. Les choses en sont à ce point que souvent on ne prend même pas rendez-vous.
Profitant de la réforme des universités consécutive aux événements de mai 1968, Lacan, d'abord assisté de Serge Leclaire, tente de s'implanter dans l'université par le biais d'un département de psychanalyse à Vincennes (Paris VIII). Malgré la proposition du président du département, il n'y occupera aucun poste, mais le département sera une sorte de bastion lacanien. Cette dernière expérience cristallisera les oppositions déjà existantes entre différents courants au sein de l'École freudienne de Paris. La reprise en main du département au nom de Lacan par Jacques-Alain Miller en 1974, marquée par le remplacement de plusieurs chargés de cours, provoqua une vive polémique à l'intérieur et à l'extérieur de la faculté, chez les psychanalystes et les non-psychanalystes[209].
Quelques années plus tard, le suicide d'une psychanalyste ayant échoué à la procédure de la « passe » sert de révélateur aux dissensions d'une école dont beaucoup doutent qu'elle soit encore dirigée par le maître et non par son entourage proche.[réf. souhaitée] En effet, Lacan a des absences[réf. souhaitée], se montre de plus en plus fatigué et délègue de plus en plus la gestion des affaires à son gendre Jacques-Alain Miller. Il décide de dissoudre l'École freudienne de Paris[note 50]. Après quelques années de crise perpétuelle, l'École freudienne de Paris, seule école fondée par Lacan, est dissoute le 5 janvier 1980.
Souffrant d'un cancer du colon dont il a tardé à se faire opérer, déjà très diminué depuis un accident de voiture survenu en 1978, Lacan réduit sans les cesser ses activités à partir de février 1980. Le 15 mars, il choisit, non sans humour, l'hôtel Pullmann Saint-Jacques pour prononcer d'une voix claire et forte, debout pendant plus d'une heure devant un parterre de huit cents personnes une conférence intitulée Dissolution, qui est un programme de refondation de la « Cause freudienne ». Sa dernière intervention publique est donnée à la conférence internationale qui se tient à Caracas du 12 au 15 juillet 1980.
Le 16 novembre, il est très affecté par le passage à l'acte de Louis Althusser, qu'il se reproche de ne pas avoir pris en charge lui-même. Durant ses derniers mois, il se remet d'une aphasie, conséquence d'un AVC, au domicile de sa fille Judith Lacan et son gendre Jacques Alain Miller[210], où la chambre de son petit-fils, polytechnicien, est disponible. Alors que son carnet de rendez vous est rempli[211], il meurt le 9 septembre 1981 à la clinique Hartmann à Neuilly-sur-Seine, d'une insuffisance rénale[153] consécutive à l'ablation en urgence de sa tumeur : « Je suis obstiné... Je disparais. »[189](décédé en son domicile, 74, rue d'Assas le à vingt-trois heures quarante-cinq minutes dans le 6e arrondissement de Paris, selon son acte de décès, no 262).
Le 10 septembre, son frère Marc François, bénédictin, lui rend hommage en l'église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou[212] : « Jacques Lacan a parlé ». Le corps est enterré par toute la famille, réunie physiquement mais pas moralement[213], dans le cimetière de Guitrancourt, près de La Prévoté, sa maison de campagne[210]. Le gendre est l'exécuteur testamentaire du défunt, chargé d'éditer et faire publier les vingt volumes posthumes des vingt-cinq du Séminaire[note 51].
La théorie de la forclusion du Nom-du-Père qui forme le pivot de la doctrine lacanienne trouve son fondement dans le drame de la paternité de Lacan qui lui fit reconnaître seulement très tardivement sa fille Judith, laquelle porta longtemps le nom du premier mari de sa femme Sylvia Bataille[214].
Toute la réflexion de Jacques Lacan procède de l'observation par le psychiatre qu'il a été de la psychogénèse de la folie, sans l'éclairage de laquelle cette réflexion reste inaccessible. La folie n'est pas sans raisons : « N'est pas fou qui veut. » Pour élaborer cette clinique de la psychose, Jacques Lacan s'appuie sur la leçon donnée par Sigmund Freud[215] que « ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel » c'est-à-dire que l'esprit qui, dans la première enfance, s'est construit sans le refoulement œdipien, produit, à certains moments pour lui significatifs, une hallucination (cf. supra cas Papin).
Le processus par lequel cet esprit se constitue en une structure psychotique plutôt que névrotique, Freud le décrit sous le terme de Verwerfung. Lacan, lecteur attentif de Freud éclairé par la clinique, note comme lui que ce processus n'est pas un mécanisme projectif, une sorte de ressort à retard dont la cause du déclenchement serait bien difficile à expliquer. Il note comme lui qu' « il n'était pas exact de dire que sentiment réprimé au dedans fut projeté au dehors »[215]. Il précise ce que Freud n'a pas plus développé, qu'il s'agit non d'un refoulement qui finirait par éclater mais de l'absence d'acquisition d'un signifiant nécessaire à la communication métaphorique, celle qui permet de partager des significations. C'est la rencontre avec une image de ce signifiant non symbolisé, « sans nom », comme une horreur, qui déclenche le délire, une image d'autorité paternelle par exemple ou quoi que ce soit qui appelle le sujet à être désigné dans sa position de sujet.
Lacan schématise ce processus d'exclusion du langage métaphorique sous le terme de forclusion, c'est-à-dire non pas seulement un mécanisme projectif vers l'extérieur de soi plutôt qu'une intériorisation appelée refoulement, mais encore la non introduction dans le discours tenu à l'enfant de l'image d'un tiers extérieur à la relation qu'il forme avec sa mère, un père qui fasse symbole. De là ses recherches sur le stade du miroir et sa réflexion sur la structure du langage.
« L'inconscient est structuré comme un langage »[216] n'est pas un postulat mais une hypothèse nouvelle à l'épreuve d'une clinique héritée des écoles de psychiatrie française et allemande et de la pratique psychanalytique, hypothèse déjà sous-jacente sinon explicite dans l'étude que fait Sigmund Freud des lapsus et des jeux de mot par exemple. C'est une phrase centrale dans l'élaboration théorique de Lacan qui donne une assez bonne idée générale de sa pensée. Elle rappelle, en utilisant le concept d'inconscient, que Lacan s'inscrit dans le courant psychanalytique. Elle indique, avec le terme de structure, l'approche particulière de Lacan, qui est l'approche structuraliste[217]. Enfin, elle spécifie son apport, qui consiste principalement dans l'importance donnée à la nature du langage dans l'explication du fonctionnement psychique[218].
Pour expliciter la chose, il prend appui sur les trois œuvres majeures de Freud, L'Interprétation des rêves, Psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient. C'est ainsi qu'il effectue un « retour à Freud ».
Une interview qu'il accorde à Madeleine Chapsal, pour L'Express, en 1957[219], révèle la portée de ce qu'il avance[note 52] :
Lacan se livre alors à un plaidoyer pour démontrer en quoi toute l'œuvre freudienne peut et doit être lue avec l'appui de ces références linguistiques et que, pour ces raisons mêmes, ce qui fait l'efficience de la psychanalyse est lié au fait de parler, qu'elle est une expérience de parole.
Il propose la métaphore d'un hamac :
« l'homme qui naît à l'existence a d'abord affaire au langage ; c'est une donnée. Il y est même pris dès avant sa naissance, n'a-t-il pas un état civil ? Oui, l'enfant à naître est déjà, de bout en bout, cerné dans ce hamac de langage qui le reçoit et en même temps l'emprisonne. »
Au Colloque de Bonneval de l'automne 1960, dans le rapport présenté avec Serge Leclaire et soumis à discussion « L'inconscient, une étude psychanalytique », Jean Laplanche a critiqué la théorie linguistique de l'inconscient de Lacan selon laquelle « l'inconscient est structuré comme un langage »[220].
Freud avait désigné l'inconscient comme concept explicatif majeur du fonctionnement psychique. Il avait tâché de l'étudier à partir de ses manifestations, qu'elles soient normales[221] ou pathologiques[222]. L'abandon des méthodes d'hypnose et de suggestion a marqué un tournant dans la pensée freudienne, tournant qui a commencé à permettre à la psychanalyse de sortir de la simple technique de suggestion et de psychothérapie. À partir de ce moment, Freud n'interprète plus la maladie psychique qu'en fonction de la parole du patient.
Lacan[223] souligne que, dans les travaux de Freud, l'inconscient se laissait saisir de deux manières : lorsque le locuteur ou le rêveur commet un déplacement (dire un mot à la place d'un autre) ou lorsqu'il produit une condensation (le mot d'esprit « famillionaire », « famillionär » en allemand, analysé par Freud[224]). Il affirme que le déplacement et la condensation, en l'espèce de la métonymie et de la métaphore, sont les deux seuls moyens de produire de la signification si l'on se réfère aux analyses de Jakobson[225], et qu'ainsi l'inconscient a un fonctionnement comparable à celui du langage.
Lacan a donc voulu renouveler la réception de Freud en opérant une lecture structuraliste de son œuvre, utilisant pour cela les outils de la linguistique. Ces outils, il ne fera pas que les réutiliser, il les remaniera pour servir son propos. C'est à la fois cette volonté de renouvellement de la lecture de Freud et le remaniement des outils théoriques de la linguistique qui valent à Lacan son succès auprès des uns et son rejet par les autres[226].
Lacan fait apparaître dans la psychanalyse, la perspective structuraliste : en opérant une lecture rigoureuse de Freud[note 53], il montre que Freud est déjà dans une perspective structurale, à partir de la deuxième topique[227].
Lacan a affirmé à plusieurs reprises devoir sa conception de la structure à Claude Lévi-Strauss[note 54], qui a été lui-même un lecteur attentif de Freud[228],[229]. Et la thèse de Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, est l'ouvrage écrit par un contemporain le plus cité dans les séminaires de Lacan[230].
Une définition illustrant le sens que Lévi-Strauss donne au terme de structure est :
« Les institutions humaines elles aussi sont des structures dont le tout, c'est-à-dire le principe régulateur, peut être donné avant les parties, c'est-à-dire cet ensemble complexe constitué par la terminologie de l'institution, ses conséquences et ses implications, les coutumes par lesquelles elle s'exprime et les croyances auxquelles elle donne lieu. Ce principe régulateur peut posséder une valeur rationnelle sans être conçu rationnellement ; il peut s'exprimer de façon arbitraire, sans pour autant être privé de signification[231]. »
De cette définition ressort que le « tout » de la structure en est le principe régulateur, indépendant des parties. La structure chez Lévi-Strauss est structure logique, c'est un ensemble de relations entre des termes interchangeables.
Ce principe régulateur, la structure du sujet, Lacan en voit l'efficacité dans le déclenchement d'un délire (cf. supra cas Papin) ou, dans le cas de la schizophrénie décrite par Philippe Chaslin[232], l'inefficience. Il l'observe plus généralement dans toute manifestation de l'inconscient par une certaine intrication propre à chacun à des moment précis de l'histoire du sujet de trois fonctions : le Réel, le Symbolique, l'Imaginaire (ce qu'il appellera R.S.I).
Lacan s'entoure à partir de 1972 de plusieurs jeunes mathématiciens[note 56],[note 57]. Aidé par Jean-Michel Vappereau[235],[236], ex-étudiant en mathématiques[note 58], il représente cette intrication des trois fonctions par le nœud borroméen (qu'il appellera aussi le nœud-bo). Il suffit que n'importe lequel parmi les trois anneaux soit rompu pour que tous les anneaux soient indépendants. Ce « tripode R.S.I », comme il sera appelé par Lacan lui-même, marque à la fois l'aboutissement de ses recherches antérieures, dans une perspective topologique, en même temps qu'un nouveau paradigme[237],[238]. C'est un des concepts clef de son œuvre.
Élève et analysant de Jacques Lacan, Charles Melman affirme dans un ouvrage de témoignages : « En premier lieu, il s'est agi pour Lacan de souligner ce que Freud n'a pas pu ou n'a pas osé faire, à savoir montrer combien le langage est ce qui ordonne notre rapport au monde aussi bien qu'à nous-mêmes[239]. »
La pensée de Lacan pourrait être définie comme une théorie structurale du désir et du langage. Théorie du désir, parce que l'essence de l'être humain est le désir pour le lecteur de Spinoza que sera Lacan toute sa vie. Théorie du langage, parce que c'est par celui-ci que l'on a accès à l'inconscient. Théorie structurale, car le langage répond à des logiques internes que les recherches linguistiques du XXe siècle ont réussi à subsumer sous le terme de structure[note 59]. Or, la structure, pour Lacan, est à la fois ce qui produit et ce qui est la réalité de l'inconscient. En effet, l'inconscient n'est pas un stock de non-conscient, il correspond à un ensemble de processus actifs[note 60].
Ainsi, lorsque Lacan avance la théorie des trois ordres (Réel, Symbolique, Imaginaire), il le fait en s'appuyant sur ses réflexions concernant la nature, non du langage en général, mais de l'humain, l'être parlant (qu'il surnommera le parlêtre). Le fait d'apprendre le langage nous coupe en quelque sorte du monde : ainsi naît le Réel, ce qui ne peut être nommé, ce qui ne relève pas du langage. Le langage dans lequel nous naissons contient des valeurs, il organise le monde dans lequel nous vivrons avant même que nous soyons nés[note 61], cette dimension organisatrice et de distribution de la valeur, Lacan l'appelle le symbolique. Quant à l'imaginaire, il désigne la manière dont le sujet se perçoit par le truchement des autres et du langage dans lequel il se trouve.
La théorie lacanienne est à ce point tournée vers le langage qu'on peut en déceler l'importance dès son travail sur le stade du miroir. Lorsque l'enfant fait la différence entre l'image et la représentation, qui est exactement ce que décrit le stade du miroir, il ne fait rien d'autre que découvrir le signe, c'est-à-dire ce qui est mis là pour autre chose, qui désigne cette chose et qui pourtant ne l'est pas. Dans ce sens, on peut rapprocher le stade du miroir et le travail de Jerome Bruner sur l'attention conjointe chez le nourrisson, qui représente pour lui le début de l'accession au langage et la structure relationnelle sur laquelle l'apprentissage de la langue pourra s'appuyer.[réf. souhaitée]
Objet de la première communication donnée par Lacan à un colloque international[note 62], le stade du miroir n'a cessé d'accompagner sa réflexion pendant toute son œuvre[note 63]. En effet, dans sa réflexion sur ce stade ou cette phase, Lacan va reposer de manière tout à fait neuve un certain nombre de problèmes propres à la psychanalyse : sur la nature du moi, sur les rôles — pas clairement séparés chez Freud — du moi idéal et de l'idéal du moi, mais aussi sur la nature du narcissisme, point crucial de la théorie psychanalytique. Il semble que cette approche a été déterminée par les cours d'éthologie animale que Lacan a suivis[240].
Lacan ayant commencé à travailler sur ce concept vers 1936 et l'ayant remanié jusqu'en 1960 environ, on comprendra aisément qu'il est impossible de réduire une réflexion de plus de vingt ans à une seule théorie. Il y aura par exemple le stade du miroir avant et après l'invention des trois ordres que sont le Réel, le Symbolique, et l'Imaginaire. Il y aura le stade du miroir avant et après l'invention de l'objet (a). Ce concept s'inscrira donc dans l'histoire de la réflexion lacanienne et, malgré sa célébrité qui pourrait laisser croire à quelque chose de simple et de réutilisable hors même du lacanisme, il est nécessaire pour le comprendre de le restituer dans les problématiques propres à la pensée de son inventeur.
Le stade du miroir est avant tout une réflexion sur deux concepts : celui de corps propre, le terme wallonien de corps propre désignant l'intuition de l'unité de sa personne par le bébé, et celui de représentation - c'est-à-dire à la fois la capacité à organiser les images et à se situer dans l'ordre de ces images. Lacan affirme que l'enfant anticipe sur son unité corporelle pas encore physiologiquement accomplie - du fait de la maturation incomplète du système nerveux - en s'identifiant à une image extérieure qu'il a été capable de différencier des autres : la sienne. Pour avoir pu différencier son image de celle des autres, il a fallu qu'il comprenne la différence entre l'image (au sens de tout ce qui est vu) et la représentation - l'image qui est mise à la place de ce qu'elle figure. Ma propre image dans le miroir ne peut être en effet qu'une représentation, elle me montre ce qu'en aucun cas je ne saurais voir directement, sans utiliser d'artifice. C'est ainsi que l'on peut comprendre une première différence entre le Je, celui qui voit son image et qui s'identifie à celle-ci, et le moi, l'image à laquelle l'enfant s'identifie.
Cela découvre le sens de l'identification pour Lacan : c'est une tension entre un Je, qu'il renommera plus tard "sujet de l'inconscient"[note 64], et un moi toujours social, posé dans l'ordre de la logique (puisque le corps distingué comme étant le corps propre l'est du fait d'une induction logique) et dans l'ordre social (plus tard Lacan soulignera l'importance du fait que l'assentiment d'un adulte soit donné à ce qui n'est qu'une intuition d'identification). Le stade du miroir, c'est donc l'aliénation active du sujet à une image, image qui ne peut servir à ce processus d'identification que si elle est reconnue à la fois comme artificielle par l'enfant et désignée comme représentation adéquate par l'adulte.
On croit parfois que le stade du miroir dévoile un moment du développement de l'enfant. Or ce qu'il entend dévoiler c'est la dynamique même de l'identification, dynamique qui reste la même tout au long de l'existence. Il décrit la structure - que Lacan appelle encore paranoïaque en 1949 - du sujet, divisé entre le Je, bientôt le sujet de l'inconscient, et le moi. Le Moi est redéfini comme une instance qui relève de l'image et du social, pur mirage, mais mirage nécessaire.
Lacan avait l'habitude de faire des emprunts à ses contemporains. Concernant le stade du miroir, les pages d'Henri Wallon dans Les origines du caractère chez l'enfant[241] sont régulièrement citées, ainsi que les origines kojéviennes de la définition dynamique de l'identification conçue comme mouvement. Élisabeth Roudinesco[153] rappelle aussi que la distinction Moi/Je qu'opère Lacan dans différents textes, et très importante pour sa réflexion, a certainement pour origine les remarques d'Édouard Pichon sur la difficulté qu'il y avait à traduire le Ich de Freud systématiquement par moi alors que dans certains contextes, le Je paraissait plus adapté[note 65]. Même si ces problèmes de traduction ont effectivement intéressé Lacan, le Je lacanien est avant tout un Je imaginaire.
Néanmoins, sans nier l'apport de tous ces penseurs, la réflexion lacanienne sur le stade du miroir n'a que peu à voir avec la dialectique du développement que l'on retrouve chez Henri Wallon, qui n'a pas pour objet de recherche les problèmes conceptuels concernant l'identification en psychanalyse, comme il ne s'intéresse pas au narcissisme, ni à la nature imaginaire ou non du moi ou de l'objet du désir. Si l'on peut supposer une importance considérable de l'hégélianisme à la manière de Kojève, celle-ci s'efface dès 1954, peu de temps après l'entrée en jeu des concepts de Réel, Symbolique et Imaginaire.
Quant à l'apport de Pichon concernant la distinction Je/Moi, on sait que cette distinction subira des aventures conceptuelles bien éloignées des considérations théoriques du grammairien. Lacan a emprunté à Kojève, à Wallon, à Pichon, voire à Dali[note 66], mais force est de constater que le stade du miroir selon Lacan n'a, en définitive, rien de wallonien, de hojèvien, de pichonien ni de dalinien.
Le stade du miroir inscrit le sujet dans une incomplétude radicale (Lacan se réfère explicitement à Kurt Gödel) non réductible à l'autre sexe[242]. L'éternel discours amoureux, celui de l'amour courtois par exemple, n'est qu'une tentative de masquer qu'« il n'y a pas de rapport sexuel ».
Lacan décrit en 1975-1976 dans son Séminaire, Le Sinthome, comme ce qui pallie un défaut de « nouage » dans l'enfance des trois registres du langage que sont réel, symbolique et imaginaire et l'illustre avec l'exemple de l'écriture de James Joyce. Il s'appuie sur ce concept pour approcher une explication de la psychogénèse des structures psychiques, névrose, psychose et perversion, comme une manière propre à chacun de « nouer » ces trois registres c'est-à-dire d'entrer et se maintenir dans le langage[243].
Selon les théorisations freudiennes, les symptômes que soigne la cure analytique sont une expression d'un désir inconscient qui se manifeste à l'occasion de lapsus, rêves, rires, associations libres notamment. Il y a cependant des manifestations de ce désir inconscient qui ne sont ni lapsus, rêves ou rires, association libre. Elles ne disent rien d'un désir refoulé mais elles sont pourtant elles aussi des déplacements de sens[244]. Les romans de James Joyce en sont l'illustration[245]. Selon quelle logique ces déplacements se font-ils ? Ils ne sont guidés ni par un désir refoulé ni par une hallucination, ce qui n'exclut pas que désirs refoulés et hallucinations s'y mêlent. Il y a là quelque chose qui construit la langue unique de James Joyce mais qui ne relève en rien d'un symptôme. Au contraire, cela révèle quelque chose d'absolument singulier, le « sinthome, qui est ce qu'il y a de singulier chez chaque individu »[246].
Il reste donc, au cours d'une analyse par exemple, quelque chose de l'inconscient d'irréductible[243], qui ne s'exprime pas comme quelque chose de significatif, marque primordiale de l'entrée de l'enfant dans le langage indépendamment, peut être antérieurement au stade du miroir, de la construction d'un moi en une névrose ou une psychose. Ce résidu, ou ce dont il témoigne par défaut[note 67], Lacan l'appelle sinthome. La fin d'une analyse est autant que possible d'assumer comme son symptôme ce résidu sinthomatique[243].
Lacan s'appuie sur ce constat d'une limite à l'exploration de l'inconscient pour faire l'hypothèse que chacun bricole une manière particulière de composer les registres du réel, symbolique et imaginaire générés par le langage et que c'est de ce bricolage propre, le sinthome, que se construit un nouage particulier de ces trois registres, une structure psychique. La névrose est de ce point de vue une suppléance[243], une construction palliative, au même titre que la psychose. Refoulement et forclusion ne sont que des modalités d'un procédé de construction psychique unique, le sinthome, dont il faut bien supposer l'existence pour expliquer qu'il y a refoulement ou forclusion.
Cela ne remet pas en cause la distinction entre névrose, psychose et perversion mais infère l'existence de quelque chose de propre à chacun qui le construit dans une de ces structures. Lacan propose toutefois, peut être plus comme une piste de recherche qu'un dogme, de préciser la nosographie et de donner une place distincte d'une part à ce qu'on pourrait appeler une psychose réussie qui ne sombre pas dans le délire paranoïaque mais s'exprime par exemple dans l'écriture comme l'a fait James Joyce, d'autre part à une « psychose ordinaire » ou blanche, mais non asymptomatique, qui se maintient en deçà du déclenchement d'un délire, ainsi qu'à une névrose phobique[243].
La reconnaissance de l'existence d'un sinthome, de quelque chose qui reste totalement inconscient, hors du langage mais cependant nécessaire au langage, c'est aussi l'invitation faite au psychanalyste de ne pas réduire le sujet à ses symptômes ni à un diagnostic de structure mais d'en affirmer l'absolu singularité inconsciente. Le concept de sinthome permet à Lacan d'inscrire la psychanalyse à la fois dans une modestie qui reconnait les limites de la cure, ce que les détracteurs de Freud ont pris pour argument, et dans une éthique respectueuse des différences de chacun en dehors de toute psychologie normative ou normalisante, ce à quoi la psychanalyse de confortement du moi ou la psychologie comportementaliste ne se résout pas.
« C'est à titre expérimental que j'avance (...) que la seule chose dont on puisse se sentir coupable […], c'est d'avoir cédé sur son désir[251] ».
Paradoxalement, cette éthique, à l'adresse tant du psychanalyste que de l'analysant, est une invitation non au débridement des sens mais au devoir[206], un devoir dicté par un impératif catégorique où le postulat de la raison pratique kantienne[252], tel que le dénonce dans son universalité la subversion sadienne[253], se révèle être une structure fatale, voire tragique[254] du désir : « (...) la bonne intention (...) promue [par] Abélard (...) ne nous met certainement pas à l'abri de la névrose et de ses conséquences. »[251]. Le courage est d'assumer son désir, son être, jusque dans ses déterminations inconscientes[207], par exemple une homosexualité[206], une judéité rejetée[206] ou tout autre singularité liée à l'histoire du sujet[note 68] qui fait qu'il est devenu ce qu'il est, et non de se dédouaner[note 69] comme un Tartuffe de la culpabilité que ce désir et ses négations génèrent derrière un masque de moralité.
Par cette leçon du 5 juillet 1960 intitulée Céder sur son désir, Lacan reformule la maxime de Freud : « Wo Es war, soll Ich werden »[255],[note 70], qu'il étendra six ans plus tard dans son Séminaire Le sinthome en affirmant, au-delà de toute réduction nosographique, la singularité du sujet psychotique[note 71].
Cet éclairage de l'éthique par l'expérience de la psychanalyse n'est pas pour Lacan sans conséquence politique. « Céder sur son désir », c'est, plus que se soumettre à un ordre moral, consentir à un ordre, communiste aussi bien que capitaliste, « post révolutionnaire »[256]. Prolongeant l'analyse de Malaise dans la civilisation[257], Lacan voit dans les « sciences humaines » une tentative de substitution de facteurs externes aux déterminations intrinsèques du désir et de la récupération de celui-ci dans le but de son asservissement[258]. Inversement, il voit avec optimisme l'expression contemporaine de ce désir libéré de la religion, au risque de son utilisation à des fins de mort, dans le progrès de la science physique[259].
Au sein de la communauté psychanalytique, les critiques des élèves et confrères de Lacan furent nombreuses, parfois vives, dans un contexte d'oppositions voire de luttes institutionnelles et théoriques. Elles portent sur la personnalité de Lacan, ses conceptions théoriques, sa technique de la cure, ou encore le fonctionnement de certaines des institutions psychanalytiques lacaniennes.
Selon Daniel Widlöcher, une partie de la communauté psychanalytique n'adhère pas à la relecture structuraliste de la psychanalyse par Lacan, jugeant notamment artificielle et rigide sa notion de structure psychopathologique (névrose, psychose, perversion), et qui ne tiendrait pas suffisamment compte des nombreux travaux sur les fonctionnements-limite[260][source insuffisante].
La pratique des séances brèves a été l'élément déclencheur qui a amené à la rupture de Lacan avec la Société Psychanalytique de Paris en 1953[261].
Ces nombreux désaccords théoriques et techniques se sont traduits, sur le plan institutionnel, par la non-reconnaissance des sociétés psychanalytiques lacaniennes par l’Association Psychanalytique Internationale[réf. souhaitée].
La question des rapports entre l'œuvre de Lacan et la philosophie peut se poser de différentes manières. En premier lieu, il est possible de se questionner sur l'influence de la philosophie dans le parcours intellectuel de Lacan et sur ce que celui-ci a pu emprunter aux différents penseurs dont il faisait la lecture. On peut aussi s'interroger sur l'importance du travail de Lacan pour la philosophie[note 72], voire, avec Jean-Pierre Cléro, se demander s'il existe une philosophie de Jacques Lacan.
La philosophie de Hegel (réinterprétée par Kojève) a eu une importance dans le cheminement intellectuel de Lacan. Ses rencontres avec Heidegger, et sa cotraduction de l'article Logos avec une amie germaniste montre l'intérêt qu'il aura porté à une philosophie dont on retrouve les traces dans ses séminaires[note 73],[217].
Ses relations avec Merleau-Ponty ont encouragé une redécouverte de Saussure mais son influence en tant que philosophe reste à démontrer.
Jean-Pierre Cléro[262] a souligné l'importance de la théorie des fictions de Bentham dans l'élaboration de la pensée lacanienne[note 74].
Le concept de Réel aurait été forgé en pensant à l'usage qu'en fait Georges Bataille dans ses ouvrages[note 75], qu'à défaut de catégorie où faire entrer ce dernier, on peut classer comme philosophe.
Mikkel Borch-Jacobsen a affirmé que les idées de Lacan doivent beaucoup plus à ces penseurs qu'à Freud et ne seraient en somme qu'une philosophie déguisée[264].
Malgré ses nombreuses amitiés avec des philosophes, malgré une culture philosophique et les références faites dans ses séminaires à des philosophes et à leurs concepts[note 76], Lacan affiche avec persistance une méfiance, voire une défiance — qu'il partage d'ailleurs avec Freud — envers la discipline fondée par Socrate[265]. Lacan agit plus envers la philosophie comme si elle était une boîte à outils où il pourrait aller piocher des concepts qu'il recyclerait à la mode de l'inconscient lacanien.[Interprétation personnelle ?]
De son vivant, Lacan intéresse des philosophes tels Louis Althusser[note 77] ou Michel Foucault[266]. Ses travaux sont repris aux États-Unis dans le champ des « cultural studies ». Judith Butler, après Juliet Mitchel, a utilisé et critiqué des concepts lacaniens pour son travail de critique philosophique des processus de socialisation et des rapports de force dans la société contemporaine, ainsi Monica Zapata rapporte que selon la psychanalyste Monique David-Ménard « la théorie psychanalytique a depuis les débuts de sa réflexion, intéressé Judith Butler, qui n’a jamais cessé de produire une lecture intelligente et personnelle des textes de Freud et Lacan, en particulier »[267].
Alain Juranville affirme que Lacan révolutionne le concept même de vérité en introduisant l'idée que la vérité serait nécessairement partielle[268]. Gérard Granel opère un recroisement entre la perspective lacanienne et la perspective heideggerienne sur les questions de la vérité, du sujet et de la science[269].
Aujourd'hui, Lacan fait partie de la réflexion de divers philosophes tels Julia Kristeva, François Regnault, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Barbara Cassin, Catherine Clément, Slavoj Žižek, Alain Badiou[270].
Le philosophe Jean Guitton pour sa part en dénonçant cette idée selon laquelle en psychanalyse, et comme le pensait Freud, presque tous les maux sont d'ordre sexuel, a dit de Lacan : « L'on a toujours l'impression avec Lacan qu'autrui n'est qu'un être, un objet dont on voudrait abuser, et de ne pas le pouvoir librement là serait l'origine de tous les problèmes psychiques. »
Face aux accusations d'hermétisme et de « terrorisme intellectuel » lancées par les adversaires de Lacan, Michel Foucault réagit ainsi : « Je pense que l'hermétisme de Lacan est dû au fait qu'il voulait que la lecture de ses textes ne soit pas simplement une “prise de conscience” de ses idées. Il voulait que le lecteur se découvre lui-même, comme sujet de désir, à travers cette lecture. Lacan voulait que l'obscurité de ses Écrits fût la complexité même du sujet, et que le travail nécessaire pour le comprendre fût un travail à réaliser sur soi-même. Quant au “terrorisme”, je ferai simplement remarquer une chose : Lacan n'exerçait aucun pouvoir institutionnel. Ceux qui l'écoutaient voulaient précisément l'écouter. Il ne terrorisait que ceux qui avaient peur. L'influence que l'on exerce ne peut jamais être un pouvoir que l'on impose. »[271],[272].
Après avoir reçu un exemplaire de ses Écrits, avec une dédicace de Lacan, Heidegger, dans une lettre à Medard Boss, parle d'un « texte manifestement baroque », ajoutant quelques mois plus tard : « Il me semble que le psychiatre a besoin d'un psychiatre »[273].
L'affirmation de la primauté du phallus parmi les autres signifiants a fait considérer à certains et à certaines que son approche est phallocentrée. Dominique Sels, dans son commentaire du Banquet, apporte un argument textuel en faveur de cet avis[274]. Il a été critiqué sur ce point par Luce Irigaray[275] ou Judith Butler[276],[277].
Cet avis n'est pas partagé par les psychanalystes, notamment les psychanalystes femmes. Liliane Fainsilber[278], reprend pas à pas les approches de Lacan concernant la différence des sexes et la sexualité féminine, en particulier la question laissée en suspens par Freud de la jouissance féminine. Juliet Mitchell, dans un ouvrage de 1975[279], considère que la théorie lacanienne et le féminisme ne sont pas incompatibles. Plus récemment, les travaux de Lacan ont été utilisés par Bracha L. Ettinger[280],[281].
Quant à un phallocentrisme de la théorie lacanienne, Lacan, pour définir la différence entre les sexes, affirme que les hommes croient avoir le phallus quand les femmes croient en manquer, alors que personne ne le possède et que tous le désirent[282]. Car le phallus lacanien est un signifiant, le signifiant d'un manque. Ce terme, « phallus », ne doit pas être confondu avec l'organe, le pénis[283].
L'objet atteint sa forme ultime de « pièce détachée » en 1962-1963, quand il traite la question de l'angoisse dans Le séminaire, Livre X, L'angoisse. Revisitant la place à donner à la marque signifiante ou à l'objet, il prépare un changement de cap sur la théorie du manque. Il déclare concernant la sexualité féminine : « on nous rabat les oreilles avec l'histoire du Pénis » et la théorie du manque. Il évoque déjà la trompeuse jouissance phallique, et décline que l'impuissance n'est pas là où on croit. Il dénonce aussi le masochisme féminin comme fantasme de l'homme[284].
Lacan en 1960 dans ses « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine » énonce, partant d'une étape de la castration symbolique supposée reliée à la subjectivité d'un Autre de la loi, que l'altérité des sexes assurément dénaturée, fait de l'homme le relais pour que la femme devienne cet Autre à elle-même, comme elle l'est pour lui.
Selon Danièle Lévy, ces développements sur la sexualité féminine, ou l'homosexualité sont loin de s'opposer au féminisme[285]. Parfois mal compris quand il énoncera que "LA" femme n'existe pas en barrant d'un trait le "La", c'est pour lui reconnaître son caractère d'Unicité et pour ne pas recouvrir d'un universel, ce qui est le propre féminin. Une et PAS-TOUTE, seront des outils pour se confronter à la question de la jouissance féminine qui ne se réduit pas à la jouissance phallique. Dans ses tableaux de la sexuation, du Le séminaire, Livre XX, Encore, il tente de faire surgir comment passer de l'idée d'impuissance à l'impossible. Dévoilant la dispersion de la jouissance féminine, vers une jouissance Autre, il apportera des éclairages à la théorie des genres qui ne sont pas biologiques mais choix de position subjective[286],[287]
Selon Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan « acceptait d'analyser les homosexuels comme des patients ordinaires, sans chercher à les normaliser ». Elle estime qu’il a été le premier à autoriser les homosexuels à devenir psychanalystes[288],[289].
Le psychiatre et psychanalyste Albert Le Dorze rapporte que selon le sociologue et spécialiste de théorie queer Javier Sáez del Álamo (es), Lacan « accueille les homosexuels sans réticence ne cherchant pas à les transformer en hétérosexuels »[290]. Le Dorze rapporte aussi que selon Didier Eribon[291], Lacan est « grossièrement homophobe », d'une pensée hétérocentrée, phallocentrique et sexiste et qu'il cherchait à « éradiquer l'homosexualité »[292]. Il remarque également que selon le philosophe et spécialiste de théorie queer Tim Dean (en), « la théorie lacanienne permettrait le démantèlement d'une conception identitaire du sexe, à fortiori hétéronormée, ce contrairement aux affirmations de Didier Eribon »[293],[294].
« S’il est un invariant tout au long de l’œuvre de Lacan », note Gérard Haddad, « c’est sa référence constante aux trois catégories : de l’Imaginaire I, défini dans sa référence au stade du miroir, du Symbolique S ou ordre du langage dans lequel en tant que parlants nous nous trouvons immergés, du Réel R enfin, défini comme impossible à dire ou à imaginer, zeste de théologie négative[295]. » Haddad remarque « que ces trois lettres, surtout quand Lacan prend soin d’y ajouter trois points de suspension, ISR…, sont les trois premières lettres du nom biblique Israël[295].»
Haddad met en jeu l’influence de Moïse Maïmonide sur Lacan, et en particulier l’influence de la théologie négative maïmonidienne où « Dieu apparaît comme “réalité véritable” à laquelle la tare originelle de l’homme, son imaginaire, collé au corps, l’empêche d’accéder[295].»
Haddad met également en jeu l’influence de la Kabbale sur Lacan, notamment à travers sa lecture d’Elie Benamozegh[296]. Ainsi, « à l’un des séminaires, Lacan parla du maître ouvrage du rabbin kabbaliste Elie Benamozegh, Israël et l’Humanité », comme du « livre par lequel je serais devenu juif si j’avais eu à le faire[297].»
Lacan, lui-même, a évoqué l’influence de la kabbale sur Freud, dans plusieurs de ses séminaires ou conférences, notamment en 1972, en se demandant, à propos de Freud : « Qui sait la graine de mots ravis qui a pu lever dans son âme d’un pays où la Cabale cheminait ? À toute matière, il faut beaucoup d’esprit, et de son cru, car sans cela d’où lui viendrait-il[298] ?».
Bernard-Henri Lévy se souvient qu’en 1968, lors de son séminaire, Lacan donnait à ses auditeurs « un mystérieux “quitus”, au nom d’une ”religieuse énigme”[299].» « Plus tard, le séminaire de 1974 sur “les Non-Dupes Errent”, où il s’écria : “moi, la Bible, ça ne me fout pas la trouille” – avant de rappeler cette énigmatique vertu qu’avaient les talmudistes de “n’étudier que la lettre”, de jouer avec ses “combinaisons” les plus loufoques et, le jour où ils en sortent, de devenir les plus sérieux », témoigne de l’intérêt que Lacan portait au judaïsme, et à la kabbale en particulier, selon Lévy[299].
Lacan a « lu avec passion Elie Benamozegh », rappelle Marie Olmucci[300], qui souligne que Lacan a trouvé chez Benamozegh « le dépassement de la logique binaire » par la « structure trinitaire de l’arbre des sephiroth » propre à la Kabbale, un dépassement que Lacan appelle la « Chose freudienne », selon Olmucci[300]. La « Chose freudienne », c’est-à-dire le postulat que l’inconscient est structuré comme un langage, selon les trois axes (l'Imaginaire, le Symbolique, le Réel) assimilables aux trois axes, ou aux trois degrés, de l’Arbre de Vie kabbalistique.
Marc-Alain Ouaknin a également mis en jeu les rapports entre Lacan et la Kabbale[301], ainsi qu’Alain Didier-Weill[302].
Alan Sokal et Jean Bricmont, dans Impostures intellectuelles, consacrent leur premier chapitre à Lacan dont ils critiquent l’usage de divers concepts mathématiques : « Nous ne prétendons pas juger la psychanalyse de Lacan, la philosophie de Deleuze ou les travaux concrets de Latour en sociologie. Nous nous limitons aux énoncés qui se rapportent soit aux sciences physiques et mathématiques, soit à des problèmes élémentaires en philosophie des sciences[304] ». Les auteurs s'intéressent notamment à l'usage des paradoxes concernant les fondements des mathématiques (paradoxes de Russell ou de Cantor). Tout en admettant que les mathématiques sont dans ce domaine moins maltraitées, ils soulignent « qu'aucun argument n'est donné pour relier ces paradoxes appartenant aux fondements de la mathématique et la béance qui constitue le sujet en psychanalyse[305] ».
La psychanalyste Nathalie Charraud critique le point de vue de Sokal et Bricmont : « les attaques de Sokal et Bricmont, [...] reposent toutes sur une certaine précipitation, une immense mauvaise foi, et une volonté de n'en rien savoir de la psychanalyse. Leur conclusion concernant Lacan est particulièrement consternante d'arrogance et de prétention. Les connaissances mathématiques de Lacan sont loin d'être « superficielles », il savait s'entourer de mathématiciens qui lui apportaient la garantie nécessaire dans ses avancées ; les propriétés qu'il exploitait ne sont jamais fausses[306], même si, aux yeux des spécialistes, elles sont présentées sous une formulation inhabituelle, qui prouve qu'il les avait travaillées et assimilées pour en faire quelque chose de personnel, ce que précisément ne supportent pas Sokal et Bricmont »[307].
Le mathématicien René Lavendhomme défend dans son ouvrage Lieux du sujet. Psychanalyse et mathématique[308] que si les mathématiques ne sont pas dans les « sciences humaines » une « langue-outil » comme elles le sont en physique, elles peuvent permettre en psychanalyse d'exposer ponctuellement quelques éléments de la structure du sujet mieux que ne le ferait le seul langage, et ce notamment à travers l'usage que Lacan faisait de la topologie[309] : « les mathèmes lacaniens ne constituent pas un modèle de fonctionnement, ils ne se réduisent pas non plus à des simples artifices littéraires. Ils indiquent une homologie de structure sans réduire les concepts analytiques à des concepts mathématiques »[310].
Le linguiste Georges Mounin affirmait dans un article[311], que Lacan mésusait des concepts saussuriens, et que son enseignement à l'ENS « ruinait quinze ans d'enseignement » de la linguistique dans cette école. Un autre linguiste, Michel Arrivé, tout en soulignant les différences entre le signe lacanien et le signe saussurien, ne les considère pas comme des distorsions mais comme l'adaptation que nécessite la transposition d'un univers conceptuel à un autre[312]. C'est ainsi que Lacan remodèle le concept saussurien de signifiant pour construire une logique du signifiant originale.
Interrogé sur son assistance, une seule fois, à un séminaire de Lacan (le premier à l'ENS de la rue d'Ulm, sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, en 1964), Claude Lévi-Strauss confie qu'il prêta plus d'attention à la situation concrète qu'au contenu des propos, disant qu'il fut fasciné par la dimension ethnographique de cette séance et la manière dont Lacan envoûtait son auditoire, à la manière d'un chaman : « Ce qui était frappant, c'était cette espèce de rayonnement, de puissance, cette mainmise sur l'auditoire qui émanait à la fois de la personne physique de Lacan et de sa diction, de ses gestes. [...] je retrouvais là une sorte d'équivalent de la puissance chamanistique. J'avoue franchement que, moi-même l'écoutant, au fond je ne comprenais pas. Et je me trouvais au milieu d'un public qui, lui, semblait comprendre. »[313] Au-delà de cette présence, la personne et l'art de la parole de Lacan, Lévi-Strauss explique également que s'ils se sont croisés, leurs chemins allaient dans des directions très différentes : « Moi-même venant de la philosophie, j'essayais d'aller vers ces sciences humaines dont Lacan critiquait la légitimité, tandis que Lacan, qui, lui, était parti d'un savoir positif, ou qui se considérait comme tel, a été amené vers une approche de plus en plus philosophique du problème. »
Les écrits sont la partie aboutie et condensée de la pensée de Lacan, tandis que les séminaires montrent la pensée de Lacan en acte, avec des avancées, des reculs, des hésitations.
La grande majorité des séminaires et des écrits de Lacan est disponible sur internet, parfois dans des versions différentes tirées d'enregistrements ou de notes de cours, notamment :
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